Frigyes Karinthy : Nouvelles parues dans la presse

 

afficher le texte en hongrois

PAIN AU RAISIN

Tranche d’une époque étrange

Le dernier jour de l’année, conformément à ma vieille habitude, je jette mon carnet de sujets et j’en entame un nouveau. En bon journaliste qui a appris que du point de vue de l’intérêt public, pour le journal du lendemain, mieux vaut l’actualité d’un tiens d’assassinat d’un petit poisson aujourd’hui que les deux tu l’auras de l’écroulement de tout un empire de grands poissons dont plus personne ne parlera le lendemain. Cependant je feuillette l’ancien carnet, si jamais il y restait une idée non barrée qui pourrait encore servir.

J’y trouve cette expression : « Pain au raisin ».

Et en dessous, entre parenthèses : « Conditions économiques en Grèce ».

À la fin,  après m’avoir creusé la tête, ça finit par me revenir. Un expert ayant beaucoup voyagé, m’a rapporté comme donnée prétendument sérieuse, pour illustrer la misère dans les Balkans, que la Grèce souffre d’une pénurie de céréales, en revanche leur taux de change fait qu’il leur reste énormément d’invendus de raisins secs ; c’est ce qu’ils font sécher et qu’ils moulent pour en faire du pain : une dose de farine, deux doses de raisin, c’est la proportion.

La première réaction est une association d’idées bon marché, une vilaine phrase historique. Je ne sais plus quelle reine ou princesse a dit à la veille d’une révolution, en haussant ses sourcils étonnés, bien arqués : « Comment ? Le peuple n’a pas de pain ? Eh bien, qu’il mange de la brioche ! ».

Apparemment, cinq quarts de siècle plus tard, cette splendide idée pour résoudre les crises éternelles est devenue une réalité. Le peuple affamé, à défaut de pain s’est rabattu sur la brioche, ou plutôt sur l’ingrédient le plus estimé, le plus onéreux de celle-ci, il mange le raisin sec, de même et pour la même raison, le contrebandier en café de l’anecdote rassurait le douanier soupçonneux qui ne voulait pas croire que ce café était des grains pour les oiseaux, vu que les oiseaux ne mangent pas le café : « Comment ? Ils ne le mangent pas ? Eh bien, ils n’auront rien d’autre ! ».

 

*

L’historien de notre temps aura du mal à dépeindre les symptômes extérieurs de "la crise économique mondiale". Quand il s’agira d’illustrer les extrêmes alarmants de la pauvreté et de la misère, il voudra prendre pour exemple ce lieu commun : la pauvreté historique du peuple à la veille des révolutions, la tendance à la baisse du seuil inférieur des besoins vitaux. Le peuple de György Dózsa[1] trompait sa faim en mangeant l’écorce des arbres, Paris assiégé mangeait des rôtis de rats pour déjeuner, les Juifs errant dans le désert se nourrissaient de criquets, et les soldats de Dumouriez luttaient contre l’ennemi avec des pieds enveloppés de paille. Autant d’exemples clairs et compréhensibles, qui ne nécessitent pas d’explication. Ils illustrent une situation manifestement dégradée et insupportable, conséquence d’erreurs et de crimes du passé, l’épuisement des ressources et des forces, l’amaigrissement, la cachexie, des symptômes de maladies organiques, que seule une intervention chirurgicale pouvait soulager si c’était encore possible.

Mais comment le chercheur du vingt et unième siècle pourra-t-il comprendre l’apparition de cette nouvelle notion étrange, la signification de cette thèse ex nihilo que l’homme moderne utilise comme une explication simple et naturelle : « la surproduction, cause principale de la misère générale », au même siècle qui dans le monde de la technique a gagné la révolution des transports et la révolution victorieuse de la distribution des biens ? Jeter du café dans la mer ou fabriquer du pain à partir de raisins secs, on peut imaginer ce genre de curiosités sur une île barbare à l’âge d’or des découvertes géographiques, lorsque les soldats prédateurs de Ferdinand Cortès achetaient des paquets d’or pour des tuiles de verre à des sauvages incultes et isolés – mais comment trouver une cohérence sans perdre l’esprit entre cette économie de pillage primitive et la genèse d’une communication parcourant le globe terrestre en quelques secondes et la possibilité des voyages autour du monde en une semaine ?

 

*

On a dû se tromper de route.

Pour celui qui a le malheur de se tromper de route, il est totalement indifférent de savoir où il s’est trompé : dans les déserts de sable d’Afrique ou le labyrinthe des galeries d’une mine d’or en Europe. Imaginez ce dernier cas, un nouveau Robinson qui visiterait une mine d’or, alors que la sortie se serait écroulée. Sa situation serait bien plus inconfortable que celle de son ancêtre, le seigneur d’une île inhabitée mais riche en trésors naturels. Ce dernier disposait d’eau, d’air, de végétaux et d’animaux – alors que le premier n’a que de l’or, de l’or et rien d’autre ! Il doit se tailler en or tout ce dont il pourrait avoir besoin, ce que cette matière est impropre à faire : des lacets de chaussure en or, une brosse à cheveux en or, des cure-dents en or, à supposer qu’il trouve quelque chose à curer entre ses dents, puisqu’il ne peut tout de même pas manger de l’or – il est certain qu’une semaine plus tard n’importe quel colporteur pourra faire de très bonnes affaires si par hasard il arrive à accéder jusqu’à lui pour lui vendre sa camelote.

Le capitalisme organise un solde de tout compte, il vide les stocks à n’importe quel prix acceptable. Tous les trésors les plus chers, les mieux gardés, peuvent être achetés, y compris les trésors intellectuels.

Poète, prends garde, tu es toi aussi bon pour la liquidation ! Sois encore heureux si tout l’or de ton âme suffit pour un bâton de mendiant.

J’avais un projet de voyage à l’étranger, je m’informais pour des vols aériens. On m’a répondu que les vols sont suspendus pendant l’hiver – mais pas à cause du climat. En effet les trois dernières années ont clôturé avec un fort déficit, on n’a pas d’argent pour des avions, toute l’industrie est bloquée.

Est-ce que tout cet essor technique victorieux n’a pas été un peu précipité, n’est-il pas venu un ou deux siècles trop tôt ?

Le magnifique establishment "moderne" de l’Euro-Amérique cultivée et civilisée me fait l’effet du lustre et du piano mécanique achetés à crédit au domicile d’un spéculateur en faillite.

 

Pesti Napló, 1er janvier 1933.

Article suivant paru dans Pesti Napló



[1] György Dózsa (1470-1514). Leader d’une révolte paysanne.