Frigyes
Karinthy : Nouvelles parues dans la presse
VOUS,
AUDITEURS[1]
Le naufragé revint à lui.
Fort heureusement l’instinct a
travaillé en lui, même pendant son évanouissement : il
n’a jamais lâché la planche qui lui a sauvé la vie,
et maintenant, son unique maison et abri sur l’eau et sous le ciel, le
berce au-dessus des vagues allant s’apaisant. Il regarde autour de lui.
Le bateau a coulé corps et biens. Il reste seul. Tout autour
l’horizon, nulle trace d’une terre ou d’un navire : en
homme intelligent, il sait que c’est impossible, le naufrage s’est
produit à des milliers de kilomètres de tout rivage. La seule
chose qui reste c’est attendre : ou un sauveteur surviendra, ou la
mort, de faim et de soif.
Il grimpe sur le milieu de sa planche,
s’y installe. Et alors il pousse un énorme cri de surprise.
Un autre objet se trouve sur la planche. Un
autre. Rien de plus.
Pas une boîte de conserve, pas un
coffre-fort plein de bijoux – rien à manger, rien à boire
et pas non plus un outil de quelque utilité. Une machine, oui, mais sans
combustible pour le faire avancer.
Un récepteur radio.
Dieu seul sait comment il a
échoué là. Il était peut-être fixé
à sa planche de salut, peut-être le dessus d’une table qui
aurait perdu ses pieds. En tout cas il est là, et il constitue son
unique trésor, qui plus est en état de fonctionner.
Les mains tremblantes il se met à
tourner le bouton. Il n’est donc pas seul : il est relié au
monde extérieur, et qui plus est, à sa chère patrie, la
Hongrie. Malheureusement ce lien est unilatéral, s’il entend la
radio de Budapest, il n’est pas en mesure d’envoyer des messages,
des SOS. Néanmoins il aura de quoi remplir les heures, les jours
difficiles de l’attente ou de la sourde résignation. Comme
s’il était installé chez lui, dans le cercle de sa famille
affectueuse, à écouter la radio au coin de sa cheminée. Il
ressent un remords de l’avoir trop négligée à la
maison dans le passé. C’est le soir seulement qu’il
écoutait parfois de la musique tsigane en rentrant du bureau –
mais maintenant il peut se rattraper ! Il en aura le temps, il écoutera
tout du matin jusqu’au soir. Il tourne le bouton avec une grande
excitation, et son cœur palpite lorsqu’il reconnait soudain
l’indicatif familier de Radio Hongrie. Il cesse de tourner le bouton,
rien d’autre ne l’intéresse.
Quelques minutes plus tard retentit la voix
doucereuse de Baba Beőthy.
- Allô, allô, ici Radio
Budapest. Voici la demi-heure ménagère de Madame Károly Stumf.
Le rescapé, l’écouteur
à l’oreille, en l’espace de trente minutes apprend la
façon de préparer les gnocchis aux mousserons hachés,
comment se débarrasser des taches de rouille sur ses torchons, comment
capturer les souris sans sel, comment fabriquer des couches pour
bébés, comment conserver pour l’hiver des choux avec des
concombres ou des concombres avec des choux, comment retourner les housses
d’édredon et comment préparer des glaces pas chères.
Il ressent du chagrin parce que l’émission lui parait trop courte,
l’experte termine en queue de poisson par la coquette observation qu’elle
ne développera pas aujourd’hui la recette de la piperade
transylvanienne parce qu’il faut toujours laisser quelque chose
d’alléchant pour la semaine suivante. Où sera-t-il la
semaine suivante ?
Vient ensuite le rapport
hygrométrique, le niveau des cours
d’eau en hongrois et en allemand, puis le compte-rendu de
l’Académie par la même voix. Pour ce qui est du niveau des
eaux, le naufragé les écoute le cœur lourd, non merci,
l’eau ne lui manque pas, il en est bien pourvu, il se sent comblé
de niveaux d’eaux. Hélas, le sujet ne semble pas
épuisé car vient ensuite le quart d’heure du service international des eaux, et
même directement ensuite, une conférence passablement monotone
d’une voix de baryton sur le dépassement hydraulique par le
Ministère de l’Agriculture : une conférence attachante
et variée sur les eaux sauvages. Le conférencier laisse entendre
que les eaux sauvages doivent être domptées. Pensait-il à
des muselières ? Mais là le naufragé n’entend
plus la suite parce que la radio déverse tant d’eau qu’il
est contraint de lui couper la parole un moment, de peur qu’elle
n’inonde pas complètement son océan.
S’ensuit l’heure exacte. Plus exacte, elle ne pourrait pas être.
Le speaker dit et redit l’heure exacte pendant trente minutes,
probablement parce qu’il veut être trop précis. Dès
qu’il prononce qu’il est dix heures quarante-neuf minutes et sept
secondes, il remarque que la phrase a duré au moins sept secondes, donc
l’heure n’est plus quarante-neuf minutes et sept secondes, mais
quarante-neuf minutes et quatorze secondes… Le temps avance toujours, le
speaker lui court après sans pouvoir l’attraper comme le fou du
roi qui court après son bonnet ou l’enfant qui essaye
d’attraper son pouce. Enfin il se tait, peut-être qu’on
l’a expédié ad patres. Ça coûte cher, cet
amusement, pense le naufragé, chaque jour un nouveau speaker.
Vient ensuite le cours de langues.
Aujourd’hui c’est une leçon de sanscrit. Mes chers
auditeurs, dit le maître de langue sanscrite, en ajoutant aussitôt
comment on salue en sanscrit. La seule chose que le naufragé regrette
est que la leçon du jour s’arrête aux verbes
irréguliers. Il n’a rien d’un lâche, pourtant il est
pris de panique à l’idée qu’éventuellement il
devra mourir sans la connaissance des verbes sanscrits irréguliers.
Le programme suivant étale les
résultats détaillés des courses de trot. Après les
chevaux on passe aux chiens. C’est en effet la demi-heure hebdomadaire de
la cynotechnique, consacrée à l’élevage des
races ; l’éminent conférencier tente même
d’imiter leurs jappements.
L’heure
de jeux pour les enfants est particulièrement charmante. Le
rescapé constate douloureusement qu’il n’est pas en
possession de ciseaux et de papier, à l’aide desquels selon les
indications de Madame Margit il pourrait découper des figurines. Il ne
peut pas participer non plus à la ronde Passe l’anneau ni à la confection du kugelhof de la
marraine, il écoute néanmoins avec plaisir le nouveau chapitre du
conte de la semaine et les chœurs d’enfants.
L’art d’amender le sol avec du
fumier, le naufragé l’écoute avec une attention distraite
parce que la radio fait la promesse qu’après les cloches de midi
viendront les paysans de Rákosbugacmező
par Monsieur Béla Paulini qui
présenteront le drame « Le diable mangera ta
saucisse » en costumes authentiques. Il aimerait écouter
cette émission, mais malheureusement il sent que ses forces faiblissent,
bientôt il ne pourra même plus tenir l’écouteur.
Sa douce et paisible mort par inanition fut
adoucie par la conseillère des femmes. Dans une conférence de
haut niveau la spécialiste donnait des conseils sur l’art de
sécher les myrtilles pour l’hiver.
Színházi
Élet, n°9, 1933.