Frigyes Karinthy : Nouvelles parues dans la presse

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GRIL DU CINTRE

Fils de fer en l’air

 

« Crime et vertu, je les considère désormais comme un roman déjà lu. »

(Reviczky)[1]

 

Dans mon enfance je m’attachais vivement à des objets soit avec sympathie, soit avec antipathie. Je me souviens bien d’un fauteuil au salon orné de boutons en porcelaine blanche, ce fauteuil était vieux et bienveillant, compréhensif, un peu partial, il me donnait toujours raison en secret, dans mes affrontements avec les adultes. La petite commode à tiroirs avait des pieds galbés, pauvre infirme cynique, elle prenait tout à la blague, elle se moquait hautainement de moi et tâchait de me faire rire lorsque je me mettais en colère ou pleurais sous le coup d’une offense indigne. Avec sa dentition impressionnante, le piano était un fauve sanguinaire ; la pendule un vieillard malade, distrait, catarrheux, fragile et pleurnichard, avec un bandage au cou. Deux des trois chaises identiques étaient irrémédiablement fâchées l’une contre l’autre, en dépit des efforts que je déployais depuis toujours pour les réconcilier – chagrinant la troisième, faible femme qui perdait souvent la boule, se demandant si c’était à cause d’elle que les deux autres étaient fâchées. C’est un tabouret que je craignais le plus, dans mon esprit il devait être capable de se ruer sur moi une nuit et de m’étrangler avec ses pattes avant. Aujourd’hui je sais : c’était le monde de Mickey, un monde ancien, heureux, sans lois, avant la naissance de la constitution du monde mécanique et matériel. Plus tard j’ai appris l’existence de décrets sévères, difficulté, chute libre, états de la matière, et si des personnalités s’y soumettaient, elles ne pouvaient plus être considérées comme des personnalités. Mais j’avais besoin de trouver un refuge à mes sentiments, j’ai donc transféré les propriétés des objets à des êtres vivants – au début je faisais des expériences avec des animaux et des plantes, mais j’ai été confronté à des caractères et des humeurs si fermes et si constants, que mon imagination en a bientôt eu assez. Il me fallait chercher un être possédant à la fois la fidélité du chien, la férocité du lion, la charmante affectation du canari et l’amer pathos du vautour. C’est ainsi que commence le tissage de liens amicaux avec nos congénères ; dans la foi heureuse et inébranlable que j’ai enfin trouvé mon semblable, un être à cent visages, une vie vraie qui ne se répète jamais dans le temps, qui ne revient jamais en arrière et qui ne s’arrête pas, qui court toujours en avant, sans jamais répéter un instant déjà vu – seul un miracle qui lui ressemble peut y accorder son pas, elle remplit tout instant unique d’un nouveau contenu s’ajoutant au passé, enrichit cet instant d’un éveil toujours enrichissant de plus en plus riche : le partenaire idéal de l’homme, son compagnon de jeu nommé Présent,  dans le jeu le plus beau, le plus excitant, avec les cartes de la joie et de la souffrance qui respecte les règles du jeu, mais qui ne reconnaît pas sa loi comme obligatoire.

 

*

En feuilletant des écrits laissés par des confrères plus anciens, je constate que c’est vers la quarantaine que commence en général cet état, ce maintien psychique que j’observe en moi de plus en plus fréquemment. Quand on a vingt ans, on se fabrique un monde imaginaire, équivalent au vrai dans sa richesse et sa multiplicité, et on s’y accroche bec et ongles pendant environ vingt ans. C’est probablement le temps qu’il faut pour que, les expériences lentement, strate par strate,  accumulées dans un plateau de la balance, devenant prépondérantes, l’équilibre bascule et que celles-ci évincent l’autre monde dans lequel la Foi continue toujours de lutter, le monde dans lequel on est entouré par d’autres êtres enthousiastes qui nous ressemblent. L’attirance et l’admiration rayonnant de nos yeux s’éteignent, elles tombent des yeux comme une taie, nous nous les frottons et portons un regard étonné sur le monde.

J’ignore si vous me voyez, mes congénères, tels que je vous vois. En me hissant dans la hauteur, l’horizon, au lieu de s’élargir, s’est rétréci, et en cognant ma tête à un couvercle je me suis trouvé tout à coup dans un lieu qui ressemblait à un gril des cintres.

C’est en effet une drôle d’idée fixe, une drôle de vision, une hallucination étrange, cher Docteur – permettez-moi, en malade mental intelligent, de décrire moi-même les symptômes.

Je vois, Docteur, des fils de fer depuis environ un an, des fils de fer dans l’air qu’autrefois je voyais vide. Des fils de fer, de plus en plus fréquemment, de plus en plus sûrement, à l’instant même où mon congénère supposé vivant se met à bouger ou à parler près de moi. C’est un système de fils, passablement nombreux mais sans excès, qui pend en l’air, l’un soulève le bras, l’autre soulève la jambe, le troisième tire la langue, le quatrième disparaît au sommet de sa tête, il actionne apparemment la cervelle de l’intérieur. Étant donné que je vois les fils de fer, je me mets à apercevoir qu’ils bougent une seconde plus tôt que l’organe corporel branché dessus – une sorte de comique désagréable, gâchant tout, m’énerve et me dérange, au milieu des conversations ou d’autres rencontres – je sais à l’avance quelle partie de son corps et de son cerveau se mettront à bouger l’instant suivant.

C’en est fini de la joie du miracle inattendu, de la surprise et de l’attente, du sens d’une vie saine. Depuis que ces fils se croisent devant mes yeux, j’ai renoncé à tout espoir que ma parole et mes actes aient une influence sur les hommes, or sans cela, à quoi bon toute cette comédie ? Si au moins je les manipulais moi-même – mais non, leur extrémité se perd dans un brouillard, je ne vois pas dans la main de qui ils se regroupent : ce n’est peut-être pas même un être sensé, seulement une machine. Je connais déjà chacun d’eux séparément, sans en trouver les tenants et aboutissants. Mais cela ne m’intéresse pas, puisque je ne voulais pas venir dans un théâtre de marionnettes, j’ai été trompé, remboursez mon billet acheté au prix fort. Tout cela n’est nullement drôle, je ne suis nullement amusé par ma magnifique sagesse qui fait que je peux prévoir à propos de toute proposition, toute pensée ou toute action ce qu’en pensera avec une impartialité spontanée un Hitler, un Hindenburg, ou mon concierge. Croyant m’amuser de blagues, un petit souffleur désagréable me dévoile à l’avance toutes les chutes – comment pourrais-je me réjouir de l’affection de mes amis, je sais que ce n’est pas en moi qu’il faut en chercher la cause, un trait de caractère digne d’affection, mais c’est en eux que doit bouger le fil de l’amitié – comment pourrais-je détester mon ennemi, ou vouloir le convaincre, alors qu’il est évident que quoi que je fasse, je peux bien marcher sur la tête, je peux ressembler à tout ce qu’il adore, je ne lui plairai pas, car son système de fils est réglé de façon telle que ce que je ne lui plaise pas.

 

*

Débarrassez-moi de ces fils de fer, Docteur, guérissez-moi, dites-moi ce que je dois faire !

Arrêtez – c’en est assez ! Sa bouche s’est ouverte – mais ça ne m’intéresse plus.

Regardez – là-bas… au-dessus de sa tête… un fil a bougé…

Je l’ai bien connu – le fil de la Science du Classement – freudisme, kretschmerisme

Poussez plutôt un cri, d’accord ? Ou donnons-nous une tape dans le dos ! Ou faites ou dites autre chose que ce qui vous est venu à l’esprit – n’importe quoi ! Mais très fort et allègrement ! Peu importe que nous ayons raison, vous ou moi – ce qui importe c’est de nous réveiller de ce sommeil figé, ennuyeux et désagréable de ce faux mouvement immobile.

 

Pesti Napló, 8 janvier 1933.

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[1] Gyula Reviczky (1855-1889). Poète hongrois.