Frigyes
Karinthy : Nouvelles parues dans la presse
Petits papiers
______
Comparaisons à double tranchant
Il faut y penser.
Pour le poète c’est facile.
Le poète énonce une
comparaison, puis il pense que l’affaire est réglée. Il dit
à la jeune fille : tu es comme une fleur. Cela fait deux mille ans
que le poète dit cela à la jeune fille et deux mille ans que la
jeune fille en est pleine de gratitude, elle est charmée de la
comparaison, parce qu’elle la prend telle que le poète
l’avait pensée : c’est-à-dire que la jeune fille
est parfumée, fraîche, pleine de rosée et innocente, comme
une fleur.
Étant donné qu’ils sont
tous les deux de bonne foi, aucun des deux ne s’aperçoit que ces
comparaisons de bonne foi sont fondamentalement des cadeaux à double,
voire à de multiples tranchants. Si les objets et les plantes et les
animaux ne se prêtaient au symbole que d’une seule qualité,
la chose irait d’elle-même, y compris pour un prosateur. Mais dans
le miroir objectif de la science du savoir, chaque phénomène
physique tombant dans le cercle de notre connaissance contient toute une
armée de propriétés. Il faut certainement beaucoup de
bonne volonté et de vanité pour ne choisir parmi celles-là
dans la comparaison que précisément ce qui est flatteur.
Essayez de voir ce qu’il en sort, si
quelqu’un d’humeur pessimiste reçoit un compliment, et il
l’interprète comme si la comparaison avait été
soufflée par un sentiment hostile. Il n’existe pas un seul
discours admiratif et glorificateur pour lequel le flatteur ne pourrait pas
être condamné pour atteinte à l’honneur et calomnie,
si un avocat talentueux prend le dossier en main. Par exemple :
« Tu es comme une rose » aurait pu vouloir signifier que
la personne est pleine
d’épines.
De la même façon :
« Tes jambes sont telles celles
de la gazelle » - aussi poilues
« Ton cou est comme celui du
bison » - aussi noir
« Ta taille est celle
d’une guêpe » - aussi dégoûtante
« Ta peau est comme le
velours » - tout aussi démodée
« Ce couple vit comme deux
tourtereaux » - radins, ils s’assoient à tour de
rôle
« Il est bon comme une
bouchée de pain » - aussi sec
« Sa vertu est comme la
neige » - fondue depuis longtemps
« Son cœur est
d’or » - aussi dur
En un mot, toute la personne est
« comme la vie » - aussi moche.
__________
L’école vaut pour toute la vie[1]
« Nous n’apprenons pas
pour l’école, nous apprenons pour la vie ». On nous a
souvent cité cette maxime classique autrefois.
La psychologie moderne a un peu
inversé le propos, en découvrant qu’en ce qui concerne
l’utilisabilité des choses apprises à l’école,
hormis le calcul et la physique, nous ne sommes pas tellement bien préparés
pour faire face aux exigences de notre temps. Par contre les blessures
psychiques du souvenir du trac d’avoir eu à bûcher et
d’être interrogés nous accompagneront la vie durant, ceci a
rendu bien amères nos jeunes années.
Tout homme cultivé connaît le
"complexe du baccalauréat" découvert par Sigmund Freud.
L’inconscient des titulaires du bac porte en soi une terreur posthume et
insensée, transformée en réflexe et en instinct, que la
psychanalyse démontre chez tous les détenteurs du titre.
Autrefois la secousse a été si intense que même
l’examen réussi n’est pas arrivé à faire
cesser complètement la peur ressentie, elle nous accompagne tout au long
de la vie, elle remonte sous forme de "transferts", elle nous
paralyse et nous angoisse dans des moments décisifs face à des
tâches qui n’ont rien à voir avec l’école. La
plupart des "rêves angoissés" sont causés par le
complexe du baccalauréat, mais même sans cela, sans transferts
symboliques, nous rêvons souvent d’être en train de passer le
bac.
Au demeurant il existe d’autres
choses aussi, en rapport avec les années d’école. Pas aussi
universelles, mais différentes chez chacun.
C’est il y a longtemps que j’ai
fréquenté l’école, mais je n’ai
découvert que récemment en moi une de ces blessures scolaires qui
apparemment n’a pas guéri.
J’ai dû d’abord prendre
conscience de la blessure elle-même, et c’est seulement
après, bien plus tard, que j’ai découvert son origine.
Ces dernières années je me
suis aperçu que tous les mercredis et samedis à quatre heures de
l’après-midi je suis pris d’un malaise. Je deviens inquiet,
pris d’une angoisse, je ne trouve pas ma place, j’ai
l’impression d’avoir oublié quelque chose de très
important, d’urgent, et cela risque de devenir désagréable.
Je me casse un temps la tête à grand-peine, puis ça passe.
L’autre jour mes anciens bulletins
scolaires me sont tombés entre les mains. Entre autres celui de la
classe de quatrième. Mes notes y étaient partout satisfaisantes,
sauf en religion, où j’ai eu passable.
Tout s’est brusquement
éclairé en moi.
C’est juste –
c’était bien cette année-là !
Tous les mercredis et samedis à
quatre heures de l’après-midi, j’aurais dû me rendre
à l’école évangélique de la Place Deák
– or moi j’ai séché ces cours pendant tout un
semestre, et j’ai vécu tremblant jusqu’à la fin de
l’année sur les conséquences. Il n’y a rien eu de
grave, le brave pasteur ne m’en a pas tenu rigueur, il m’a mis un
passable, je n’ai pas été puni.
C’est moi qui me suis puni durant
toute ma vie, avec ces angoisses.
Les enfants, faites attention !
Pesti
Napló, 8 février 1933.