Frigyes
Karinthy : Nouvelles parues dans la presse
COMÉDIE
DE LA PROPRIÉTÉ PRIVÉE[1]
(Introduction
à la "Nouvelle Encyclopédie")
I.
Nous
vivons une fois de plus l’époque de "Volpone" de Ben
Jonson, une époque shakespearienne, celle de l’anarchie de
l’argent.
Vous souvenez-vous de
Volpone ? Quelle merveilleuse figure que ce génie ignoble et
retors, parfait connaisseur de la nature humaine et de soi-même, qui ce
jour-là a découvert une façon sûre de gagner de
l’argent : piéger les gens, non par l’affection et la
compassion, mais la haine et la cupidité ! Il se fait passer pour
malade, puis mort, fait répandre autour de lui une odeur de charogne,
pour mieux soutirer de la poche des hyènes attirées par l’odeur
cette graine de magot prête à pousser et fleurir sur son
cadavre ; et non seulement il ne ressent aucun chagrin ou
déception, mais au contraire il éclate d’un rire vaste et
sain, en voyant à quel point ses amis sont impatients de le voir mourir.
Ça alors, un homme "analysé" au sens freudien du mot,
à n’en pas douter : il n’a pas d’illusions.
Un homme moderne. Un homme
d’aujourd’hui.
II
Et pourtant, ce magnifique
coquin a un talon d’Achille, son âme comporte un point faible,
c’est pour cela qu’il finira par tout perdre face à son
complice, le frivole Mosca, qui pour cette raison le surpassera en rouerie.
Volpone est lui aussi avare.
Pas à la façon tragique de Shylock. Avec gaîté, avec
légèreté, mais c’est un avare : ce qui signifie
qu’il aime l’argent pour l’argent, je dirais presque :
sans intérêt. Or c’est un trait quasi artistique, donc
maladif.
Mosca, lui, méprise et
déteste l’argent. L’argent n’a pas encore
achevé son travail culturel en son âme, il n’est pas devenu
une idole, il a gardé son sens pur, archaïque : moyen de troc
et d’échange, dont nous n’avons pas besoin dès que
nous avons accès direct aux biens de ce monde.
Il aime la vie.
C’est l’autre type
d’homme moderne.
III
Ils sont tous les deux des
figures d’aujourd’hui, à l’instar du banquier
d’un quelconque "drame social", où le héros de la
ballade lyrique de Endre Ady, le poète qui se bat contre le Seigneur
à Tête de Porc. Même empli de colère amère, il
honore en lui la porte du Paradis du Bonheur – et même s’il
ne le reconnaît pas, il admet que l’argent est notre Dieu, notre
Seigneur.
Pourtant…
IV
J’ai beaucoup
médité là-dessus ces temps-ci.
Je ne pense pas au romantisme
des petits catéchismes trempés d’eau bénite, ni au
sentimentalisme à la manière de Dickens, suggérant quelque
chose comme : crois-moi, ils ne sont pas heureux les riches, et le
millionnaire qui file à bord de son auto envie souvent le
miséreux dans la poussière.
Il n’est pas question de
cela, je n’ignore pas qu’il existe des riches heureux et des
pauvres malheureux. Et ce ne sont pas des sentiments mais une simple
réflexion logique qui me fait méditer.
Je tente d’analyser les
termes "argent" et "propriété" pour la
Nouvelle Encyclopédie.
V
Autrefois la succession logique
paraissait claire. Je veux vivre, il me faut donc de l’argent. Je veux de
l’argent pour avoir de quoi vivre.
Autrefois je trouvais naturel
que tout le monde pensât de cette façon. Puis
l’expérience m’inquiéta de plus en plus et me
conduisit vers une autre conviction.
J’ai croisé des
grands faiseurs d’argent, ils étaient au-delà du sens de la
vie, au-delà de la jeunesse – ils donnaient l’impression de
retourner la causalité : je veux vivre, pour faire de
l’argent. Bientôt je compris moi-même qu’il fallait
choisir, il y a incompatibilité, entre la vie et l’argent il
n’y a pas de relation de cause à effet, comme le croirait la sage
raison. Et le voleur, lorsqu’il exige « la bourse ou la
vie », pose très justement la question : ce voleur est la
Société elle-même et moi je dois choisir, car elle ne
tolère pas les deux ensemble.
VI
Mais pourquoi ?
Qu’est-ce que c’est cette folie, cette déraison, cette
confusion de la fin et du moyen, ce fanatisme, cette superstition, cette
adoration imbécile d’une idole, à la place de la religion
du Dieu-Vie ? L’homme serait-il assez sot pour laisser l’arbre
lui cacher la forêt ?
Ce n’est pas exactement
cela.
Le moraliste spéculant
à vide oublie quelque chose. Et il me semble que Marx aussi l’a
oublié dans son fameux enseignement qui avait vocation de remettre de l’ordre
dans le désordre en reformulant les anciennes notions. Le moraliste, le
socialiste et le communiste démarrent de l’hypothèse que
l’argent appartient à
celui qui l’a en sa possession – et celui qui n’en a pas
encore, lutte pour, parce qu’il le croit également.
Or la réalité est
que c’est simplement faux.
VII
L’argent gagné de
haute lutte ne fait cesser qu’apparemment la lutte pour l’argent.
Cette lutte, aussi longtemps que nous volons l’argent l’un à
l’autre, continue de sévir et exige au moins autant de
présence, d’énergie et de concentration, sinon plus, que
celle qui était nécessaire pour l’acquérir.
Aussi longtemps que ne cesse de
sévir le combat pour des biens entre homme et homme, ce qu’on peut nous prendre n’est
pas à nous (ceci est la première thèse de la nouvelle
formulation) – cette "propriété" peut être
aliénée, elle n’est garantie que par des lois humaines
changeantes et modifiables – et ces lois doivent être
défendues séparément, avec les armes et la force et
– l’argent.
La thèse principale, la
formulation de la propriété, deviendrait ainsi : tout bien n’est
propriété par nature qu’en fonction de la force avec
laquelle je suis capable de le défendre.
Plus la fortune est grande,
plus grande doit être la force pour la défendre – et cette
force peut finir par consommer la fortune elle-même.
L’argent ne simplifie pas
la vie, mais il la rend au contraire plus compliquée. Et le pouvoir
n’est pas un privilège ni le résultat, mais un corollaire
amèrement contraignant du Dieu-Fortune, régnant sur des bases
instables, dangereusement attaqué de tous côtés,
qu’il s’agisse de biens privés ou de biens publics. En temps
de crise économique on a vu des banques gigantesques dont les salles
blindées et les équipements de protection représentaient
une plus grande fortune que celle qu’ils étaient censés
protéger. Une telle banque, n’était-elle pas le symbole
d’un pays et d’un état en train de s’armer, se préparant
à un combat "de défense", inscrivant des lignes de
dépenses militaires insupportables dans son budget ?
Entre l’argent et la vie,
il faut choisir.
VIII
Le vrai poète sait cela
très bien. Il sait que seul lui appartient ce qu’on ne peut pas
lui prendre. Non des désirs et des exigences dont
l’accomplissement fuit devant nous dans le champ des pièces
d’or – pas même des biens vitaux chargés sur des
charrettes guerrières fuyant sous une pluie de bombes. Le sentiment de
bonheur d’une paix conclue avec nous-mêmes est cette propriété
privée – personne ne peut nous le prendre, car personne ne peut le
ressentir à notre place.
Ne nous appartient que ce que nous
sommes seuls à savoir.
A Hét, 15 février 1933.
[1] Cette nouvelle a été publiée en 2016 aux Éditions La Part Commune dans la traduction de Cécile Holdban.