Frigyes
Karinthy : Nouvelles parues dans la presse
FLOT DE
POÈMES
Étrange
phénomène de la nature
ela existe. Il arrive parfois
qu’une rivière se mette à inonder sans préalables
météorologiques : sécheresse partout en amont. Dans
ces cas-là la science conjecture des sources souterraines
secrètes. Ou encore, une espèce d’insecte se met tout
à coup à se reproduire déraisonnablement, sans se
préoccuper des conditions extérieures, un flot de larves et
d’imagos traverse la route, la voie ferrée, la lourde locomotive
déraille, s’arrête, ses roues patinent dans la boue. Un jour
à Siófok, je me rappelle, ce sont les coccinelles qui se sont
multipliées sans aucune raison, les promenades étaient
recouvertes d’un tapis rouge, le sang formait des flaques rouges à
la surface du Balaton, des nuages rouges tournoyaient dans les champs. Ou une
épidémie : on n’a pas pu déterminer pour quelle
raison une certaine bactérie ou un trypanosome devient brusquement fou
de vouloir vivre, il lance des assauts contre la totalité de la vie : une espèce modeste, ou
tout au moins ordinaire, veut devenir le maître du monde et
écraser toute vie différente.
*
De semblables phénomènes
s’observent fréquemment aussi dans les genres artistiques, cela
témoigne que l’art est une réalité organique et
vivante. Cette année dans les friches hongroises nous assistons à
une inondation de poèmes, nous, gardes champêtres dispersés
que nous sommes, près des malingres feux de bivouac des chaumes ;
je me propose d’en faire un bref compte rendu aux autorités
compétentes. En ma qualité de poète en exercice,
j’ai évoqué sentimentalement durant des années la lyre moribonde, qualifiant notre temps
de « siècle sans chansons », en paraphrasant avec
les mots d’Endre Ady. J’ai reçu l’autre jour une
lettre lumineusement intelligente d’un ouvrier hongrois de Paris (il
m’est déjà arrivé de citer ce correspondant ;
il aime partager avec moi ses pensées hors du commun), dans laquelle il
m’invite modestement mais avec insistance à ouvrir mieux les yeux,
car le numéro de Pesti
Napló dans lequel je me lamentais moi-même sur la mort de la
poésie, était plein de poèmes, tout le monde
écrivait des poèmes, des nouveaux et des anciens, la revue
était enchantée de lyres et de sentiments, que de talents, que de
génies, que de personnalités intéressantes ! Il
m’écrit : « J’aime les poèmes,
j’ai frissonné, pleuré et brûlé à lire
ce numéro de Noël, et c’est seulement après que je me
suis écrié à demi noyé : Messieurs, pour
l’amour de Dieu, c’en est trop pour moi tous ces génies,
avec leur vie psychique unique et particulière à chacun, dont
l’étincellement suggestif détourne mon attention de ma
propre vie grise, pour m’intéresser plus à leur sort
qu’au mien propre – je voudrais enfin entendre dire quelque chose de moi ! » La lettre
disait vrai, les écailles me sont tombées des yeux, je me suis
frappé le front. J’ai pensé à la montagne de jeunes
écrivains et poètes, n’ayant jamais vu encore l’encre
d’imprimerie, qui viennent me chercher jour après jour à
mon domicile, au café, à la rédaction, qui
m’arrêtent ou me suivent dans la rue, voire, pardonnez-moi,
jusqu’aux lavabos. Les trois quarts d’entre eux apportent des
poèmes. J’ai beau leur expliquer que je n’ai pas de journal,
je ne suis rédacteur d’aucune rubrique littéraire, je
n’y exerce aucune influence. Il ne s’agit pas de cela, me
répondent-ils, c’est mon avis qui les intéresse. Je dois
leur dire franchement, sans tourner autour du pot, ils le supporteront :
cela vaut-il la peine, oui ou non, qu’ils se consacrent à la poésie,
ont-ils du talent ?
*
Quoi répondre, dis, Phébus
Apollon, quoi répondre ? Supposons que tu aies du talent, jeune
ami, et que moi, expert, je le constate dans tes poèmes !
D’où tires-tu dans ce cas la conclusion couleur rose que
« ça vaut la peine » de te consacrer à la
poésie ? Baudelaire, Petőfi, Ady avaient certainement du
talent et pourtant, ce n’est pas moi qui le dis, ce sont eux qui
l’affirment, comme s’ils s’étaient donné le
mot, en faisant un résumé final de leur vie (voir : "Bénédiction"
de Baudelaire, "Temps horribles" de Petőfi, "Arc-en-ciel"
de Ady), que c’était dommage, c’était de la folie,
cela n’en valait pas la peine. Peut-être créeras-tu quelque
chose d’important en poésie, mais vu du côté de la
vie, toute la poésie est chose insignifiante, puisqu’elle ne
change presque rien à la vie. Elle pose des prétentions
monarchiques sans droit et sans fondement. Un joli poème est
publié : il plaît à tout le monde, nous disons
émus qu’il est vraiment beau, et nous l’évoquons parfois
durant des siècles, nous le citons et le portons aux nues, mais nous ne
saurions pas en dire plus qu’il est beau, alors que
signifie-t-il ? Que vaut-il ? En quoi nous aide-t-il, nous ou
quiconque ? Que change-t-il à la réalité, même
si nous supposons que face à la poésie, la réalité
n’est pas belle, mais elle est laide ? La réalité
nigaude, obtuse, sourde et aveugle, demeure néanmoins aussi vigoureuse,
et les siècles continuent de défiler comme si de rien
n’était.
Vieux sceptique, tu oublies la
dualité prônée par toi-même : ce n’est pas
parce que le royaume de l’âme est plus faible et moins significatif
que la réalité qu’il l’influence, mais parce
qu’il en est indépendant, il n’a rien à voir avec
elle, il évolue dans une autre dimension, il a une vie et une
évolution à part, et peut-être est-ce justement pour cela qu’il
s’en est détaché, avec mépris et
supériorité, de cette existence physique, parce qu’il est
plus près d’une autre réalité inconnue,
éternelle, au-delà des lois physiques, plus réelle, que
l’on ne peut connaître que par le biais de ton âme. Il est
vrai que « la rêverie est malfaisante à la
vie »[1] (si cela est vrai, c’est parce que
c’est un poète qui l’a dit, et non un physicien), mais la
vie se gâte, se gâche toute seule, même sans rêverie ;
est-ce que les dieux n’ont pas besoin de cette rêverie immortelle
pour en accélérer le processus ? Avec l’objectif
d’un état plus parfait ? Quant aux "cieux peints",
le jeune poète plein d’amour-propre peut répliquer à
mes doutes, en effet nous dessinons des horizons inexistants sur la coupole
vide de la voûte céleste, mais est-ce qu’un monde
projeté ne t’offre pas un palais plus tangible, plus humain, mieux
habitable, que l’infini aveugle qu’a trouvé
l’astronome au même endroit ?
*
Ceci accessoirement. Du point de vue de la
littérature, ou comme le disait Kazinczy[2] : « l’embellissement
de notre langue », il est encore impossible de mesurer
l’inondation causée par le flot, même le meilleur expert
(voir l’article de Babits dans Nyugat) ne peut encore savoir s’il s’agit de
l’inondation fertilisante du Nil, ou si le bois a été
recouvert d’un marécage destructeur. Pour le moment même la
critique est prise d’engouement lyrique, ce sont plutôt les
poètes critiques et moins les critiques poètes qui le plus
souvent cherchent fiévreusement la mesure dans les flots tumultueux,
serrant de l’écume dans leur poing ; c’est seulement
récemment que Kosztolányi et Hatvany
ont découvert un poète paysan, un vrai de vrai, du nom de
Kálmán Sértő[3] : son recueil de poèmes se
trouve devant moi. Les deux découvreurs le rapprochent de Petőfi.
Quel dommage que le poète lui-même se réfère au
même ; n’a-t-il pas consciemment influencé ses poètes
découvreurs influençables, impressionnables ? Au demeurant
il dépeint un tableau de genre vraiment talentueux de la vie
paysanne ; sur des gourdes et des cruches on trouve quelquefois ce genre
de folklore naturaliste étonnamment habile et savoureux. Bien sûr,
Petőfi s’y connaissait aussi, entre autres. Mais les nombreux
Petőfi qui composaient Petőfi, ne valaient pas, chacun
séparément, Petőfi. Ce nom désigne
généralement le poète entier, ce diamant cristallin
exaltant dans sa diversité, étincelant avec sa myriade de
surfaces de réfraction : il éblouit tantôt ici
tantôt là, toujours étonnant et indémêlable.
Kálmán Sértő, tout comme de
nombreux autres jeunes poètes, est plutôt le tesson coupant
d’un miroir, reflétant un fragment de la vie. Il manie
d’ailleurs de nombreuses métaphores plaisantes,
rafraîchissantes. Mais il y avait des poètes bien meilleurs dans
notre génération. D’ailleurs à Kosztolányi
aussi je recommanderais plutôt la lecture de ses propres poèmes,
il y trouvera beaucoup à apprendre sur l’essentiel de la
poésie, plus que chez Kálmán Sértő :
du plus épanoui, plus complexe, du supérieur.
C’est là que ça cloche.
À supposer qu’on puisse parler d’évolution (vu que
"inférieur" et "supérieur" sont des notions
darwiniennes), en étudiant ce flot, dans d’autres poèmes
aussi je ressens la même chose qu’ailleurs : en politique ou
dans des phénomènes de société. Jaillissent des
paysages connus, jaillit la tension nerveuse d’un sentiment permanent de
"déjà-vu". Nous avons déjà vu cela
quelque part, le paysage défile à l’envers dans le temps,
les noms des gares surgissent à rebours de façon
inquiétante : c’est juste, ce petit village était de
style biedermeier, cet autre est du temps des pastorales, ce troisième
appartient au "renouveau national". Une sorte de train express
diabolique court avec nous vers le passé, nous filons à toute
vitesse à travers le paysage que nous avions l’habitude de
parcourir à pied, sur le chemin de l’évolution lente et
naturelle, durant des siècles. Nous en sommes de nouveau à la
"simplicité", l’amibe unicellulaire est objet de notre
émerveillement, mais où allons-nous nous arrêter ?
Une nouvelle aube pointe-t-elle en
poésie, ou serions-nous seulement témoins d’un ruminant
crépuscule simulateur de l’aube ?
Pesti
Napló, 19 février 1933.