Frigyes
Karinthy : Nouvelles parues dans la presse
Petits croquis
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Danger de mort
Danger de mort ?
Tout est relatif.
Il existe des situations que l’on
considère en général comme mortellement dangereuses. Se
promener sur un mince linteau entre deux tours passe en général
pour une affaire dangereuse, même si se promener sur le même
linteau, posé au sol, ne présente pas de difficulté. Dans
notre cas c’est l’imagination
qui rend le jeu dangereux, et aussi l’incertitude qui accompagne
toute action que nous essayons pour la première fois.
L’accoutumance peut neutraliser un tas de situations effrayantes et
casse-cou, et ce n’est pas le moindre aspect du courage de celui
qu’elle laisse froid – le fildefériste qui traverse sur un
pas de tango les chutes du Niagara, pourrait par ailleurs être pris de
terreur devant son ombre. Tout le monde est vaillant à sa place, dans
son milieu habituel – le lion dans la forêt, le poisson dans
l’eau, l’écrivain sur le papier, la femme au lit,
l’homme politique sur son tonneau – et tout le monde est
lâche, sorti de son milieu naturel. Que nous ayons tous peur de la mort,
cela prouve seulement qu’aucun de nous ne l’a encore
essayée, n’a pu s’y habituer – la mort paraît
contre-nature, effectivement plus en rapport avec l’au-delà
qu’avec l’en deçà : les gens meurent
probablement facilement et volontiers dans l’au-delà, chaque fois
qu’ils y pensent – peut-être est-ce ce que nous appelons la naissance.
Celui qui a appris cela dans
l’expérience de sa vie et se l’est gravé dans ses
nerfs, contemple les événements du point de vue de la vie et de
la mort beaucoup plus sereinement. C’est ce qui explique que les hommes
d’âge mûr sont plus courageux, même si ce n’est
pas d’une façon aussi ostensible et romantique que les jeunes.
Tout est une question de hasard, les chances sont imprévisibles :
c’est la grande sagesse qui peut rendre tout joueur de cartes et tout
homme pondéré soit hasardeux soit prudent, vers
l’extérieur, aux yeux des autres, selon sa chance aux cartes.
Deux hommes, deux passagers,
piétinaient à côté de l’avion en partance pour
Paris. Le plus jeune a changé d’avis à la dernière
seconde – la veille au soir il avait lu des histoires de catastrophes
dans son journal. Voler est une chose dangereuse, la technique n’est pas
encore suffisamment évoluée pour offrir une certitude totale
– lui, il n’avait aucune envie de risquer le coup.
L’aîné a reconnu qu’il pouvait y avoir un peu de
vérité, puis a haussé les épaules et est
monté. Le plus jeune est resté à terre et a suivi
l’envol d’un regard narquois – on verra bien qui aura
raison !
C’est lui qui eut raison.
Mais il n’a jamais pu
l’apprendre.
Voici ce qui s’est
passé : peu de temps après le décollage, le moteur de
l’avion a explosé et il est tombé de la machine par terre.
Directement sur la tête du jeune
homme qui est mort sur le coup.
Le pilote de l’avion, lui, a fait
demi-tour et en vol plané a posé l’appareil sans autre
accident.
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Manuscrit original
Monsieur le typographe, ne typographiez pas mon article, quelle
idée ! Vous voulez ma mort ?
Rangez-le, passez-le à la trappe,
faites-le disparaître, niez l’avoir reçu, trouvez le moyen
de me le renvoyer.
Ce n’est pas un article digne
d’être typographié, imprimé, diffusé, comme un
croquis spirituel, un poème de sentiments profonds, une pensée
rédemptrice, ou autres futilités dans lesquelles le
misérable scribouillard investit idées, talent, savoir et autres
découvertes sentimentales.
Il n’est pas question de tout cela
dans mon présent article, c’est une pure écriture –
cette écriture a de la valeur,
comprenez-le, jeune homme – de la
valeur, au sens sérieux, normal du terme.
Ce n’est pas un article, ce
n’est pas un croquis, ce n’est pas un poème, ce n’est
pas une nouvelle.
C’est un manuscrit original.
Vous l’avez compris enfin ?
Bien sûr, vous l’avez
compris ! Vous avez certainement lu la nouvelle de la grande vente aux
enchères à Londres où un manuscrit original de mon
confrère Bernard Shaw a été vendu trois mille dollars.
Jolie somme, hein ? On saurait quoi en
faire, vous et moi.
Pourtant Shaw est toujours vivant.
Maintenant imaginez, s’il était déjà mort, ce
qu’il aurait pu empocher avec son manuscrit original !
Des collectionneurs charitables et au grand
cœur ça existe encore chez nous aussi, Monsieur le typographe
– mais si, mais si – vous verrez à quel prix se vendra mon
présent manuscrit à moi.
Je ne vais tout de même pas le
gâcher de phrases spirituelles !
Ne vous fatiguez pas. Qui se
préoccupe de savoir ce qui se trouve dans un manuscrit original ?
Le principal c’est que ce soit un manuscrit original, écrit de la
main même de l’éminent écrivain. N’avez-vous
jamais entendu parler de pretium affectionis ? Alors !
Mon présent manuscrit original, vous
ne le typographierez donc pas, mon présent manuscrit original, je ne le
laisserai pas s’égarer, à la manière
désormais bien connue qu’on l’imprime en cent mille
exemplaires, qu’on le diffuse en trois cents mille, qu’il soit lu
par quatre cents mille personnes, puis le lendemain plus personne ne s’en
souvient. Pour mon présent manuscrit original qui n’existe
qu’en un unique exemplaire, je lance un concours, qu’il aille au
plus offrant, ce manuscrit original.
Vous verrez, je serai un homme riche. Les
belles âmes raffinées ont encore le sens de la rareté.
Nous savons tous que le temps approche
quand semble-t-il nous pourrons mourir vaillamment de faim, nous qui utilisons
la technique obsolète de la lettre imprimée pour répandre
le Verbe .
Moi j’ai pris ma décision de
ne plus écrire ni des poèmes, ni des articles, ni des nouvelles,
ni des pièces !
Je n’écrirai désormais
que des manuscrits originaux.
Pesti Napló, 10 mars 1933.