Frigyes Karinthy : Nouvelles parues dans la presse

 

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Petits croquis

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Sentiment de sécurité

 

Je l’ai observé sur moi-même et c’est la raison pour laquelle j’ose le déclarer en tant que loi psychologique de valeur universelle, avec la modeste demande que dans mes futurs manuels d’enseignement cette loi soit rattachée à mon nom sans prétention, à la manière de l’équation binomiale ou le théorème de Pythagore. Sous cette condition je suis prêt, contre rémunération, à renoncer à une prime supplémentaire, et me contenter de mes droits d’auteur sur la publication de ma découverte.

Voici de quoi il s’agit. On traverse la chaussée, n’est-ce pas, on sautille à gauche et à droite comme une puce effrayée, pour ne pas se faire écraser. On se décale pour échapper à l’orbite d’une moto, on entre dans les bras accueillants d’une charrette de quatre saisons en frôlant un autobus, on offre pudiquement sa vie de martyr aux roues d’une ambulance, reconnaissant que celle-ci n’est pas là pour faire attention, elle a été appelée pour un accident, elle n’est pas là pour veiller à l’intégrité des passants. Et pendant ce temps on tolère avec résignation que le chauffeur et le cocher et le conducteur de tram, s’ils ne mettent pas en danger notre intégrité physique, ils portent atteinte à notre honneur, en nous affublant, nous et notre chère famille (tiens, comment la connaissent-ils si bien ?) de noms d’oiseaux, précédant la phrase « vous ne pouvez pas faire attention ? ». Ils ont raison, nous aurions pu renverser avec notre grosse tête de bœuf leur délicate petite locomotive de déménagement à âme de midinette.

Alors voici ce que j’ai observé.

J’ai observé que dans ces cas lorsque, coincé entre des dangers sérieux et plusieurs immeubles, la sauvegarde de ma vie fragile paraît impossible, je ne saute pas spontanément et instinctivement vers l’espace libre, mais je me blottis au flanc d’un des véhicules, ou je m’y accroche carrément à l’arrière. Puis je ne regarde ni à droite ni à gauche, ni devant ni derrière – dans cette position je suis rempli d’un profond sentiment de sécurité, à l’instar d’un petit enfant qui s’accroche aux jupes de sa mère.

Pour quelle raison ?

Pour la simple raison que ma conscience inférieure a légitimement reconnu le principe d’autorité et la loi fondamentale du concert des puissances. (Voyez : Cartels, Capitalisme, Salaire et Capital, Marx.) La possibilité que deux véhicules s’écrasent ou se heurtent, selon le calcul des probabilités de la science des forces, est aussi grande (vu la corpulence des masses) voire plus grande que celle qu’un véhicule écrase un piéton. Pourtant un choc entre des véhicules est bien plus rare que les accidents de piétons. Pourquoi ? C’est parce que les véhicules font davantage attention les uns aux autres qu’aux passants, vu la cherté des véhicules et le faible prix des humains.

C’est comme ça de nos jours.

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Écoutez, Monsieur le rédacteur…

 

Écoutez, Monsieur le rédacteur, a dit mon excellent ami Écoutezmonsieurlerédacteur, ça ne vous coûte qu’un mot et vous me rendrez heureux pour toute ma vie, un homme sans souci toute ma vie, si j’obtiens cela, cette aide…

Qu’est-ce que vous entendez par-là que ça ne me coûte qu’un mot, ai-je répondu pour m’échapper, je ne sais même pas de quoi il s’agit, j’avoue que c’est la première fois que j’entends que ça peut exister dans cette institution. Cessez de plaisanter, Monsieur le rédacteur, a rétorqué Écoutezmonsieurlerédacteur, mon excellent ami, avec un clin d’œil, il m’a même donné un coup de coude dans les côtes, tout sucre tout miel, ha, ha, ha, vous plaisantez comme toujours, personne n’ignore les relations amicales que vous entretenez avec le Grand Manitou, même l’autre jour il a dit beaucoup de bien de vous, Monsieur le rédacteur, comment pourriez-vous ne pas le savoir, vous plaisantez, Monsieur le rédacteur, aux dépens d’un pauvre homme qui a bien des soucis, alors que ça ne vous coûterait qu’un mot.

J’étais pressé, je n’avais pas le temps d’éterniser le débat, je ne voulais pas non plus paraître discourtois, j’ai promis qu’en tout cas j’essaierais, je m’informerais, je verrais de quoi il retourne, et si possible je soutiendrais bien volontiers sa demande légitime.

Ça ne vous coûte qu’un mot, a-t-il encore crié dans mon dos.

C’était après tout un peu flatteur qu’il m’imagine être un homme si puissant à qui cela ne coûte qu’un mot, cela m’est plusieurs fois revenu à l’esprit le jour où par hasard j’ai eu à faire par-là, aussi j’ai frappé à la porte du grand homme, comme si de rien n’était, comment vas-tu, Excellence, j’apprends qu’il existe un truc chez toi, que ça a toujours existé, mon cher ami, je pose la question pour un parent, pourrait-on faire quelque chose pour lui ? Oh, mon Dieu, a dit son Excellence, ha, ha, ha, même toi tu m’embêtes avec des trucs comme ça, arrête mon vieux. Pardonne-moi, j’ai dit, bon, parlons d’autre chose.

Mais lorsque j’ai rencontré Écoutezmonsieurlerédacteur, cela m’embêtait de lui avouer que mon intervention était restée sans effet, je me suis contenté de lui dire que j’ai fait le nécessaire et ça va probablement s’arranger.

Le premier du mois il ne s’est plus laissé berner, il avait besoin de l’argent, il a fait des allusions selon lesquelles j’avais peut-être empoché son argent à lui. J’ai répondu qu’il passe le lendemain, j’aurais tout arrangé. Le lendemain j’ai menti, je lui ai dit que tout était arrangé et je lui ai donné de l’argent de ma poche.

Cela fait deux ans que chaque premier du mois je lui donne la somme.

Le mois dernier il m’est revenu que quelqu’un quelque part fait répandre le bruit que je garde la moitié de la somme que je reçois pour lui.

Je remarque que ce n’est pas grave. Je m’en tire à bon compte.

J’ai la chance qu’Écoutezmonsieurlerédacteur ne soit pas une femme. Depuis le temps je l’aurais certainement épousée, pour prouver que cela ne me coûte qu’un mot.

 

Pesti Napló, 25 avril 1933.

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