Frigyes Karinthy : Nouvelles parues dans la presse

 

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MARLÈNE DIETRICH A FAIT SAVOIR…

 

Grande nouvelle à Hollywood, et les sujets de Marlène Dietrich, la reine de Sexappealia, l’armée mobilisée de la gent féminine du globe, a dressé une oreille sensible à l’alerte : la reine proclame une nouvelle mode ! Une mode décisive et résolue.

Un beau matin Marlène Dietrich se réveilla dans son petit lit virginal, elle s’étira, se racla la gorge, cracha, puis d’une voix profonde, berlinoise, elle appela sa première habilleuse.

- Hé… Euh… Ma culotte !

Au premier instant l’habilleuse ne comprit pas : ce vêtement, comment dire cela, euh, ne figurait plus sous cette forme dans l’inventaire de la garde-robe féminine prise au sens bourgeois – mais sa maîtresse ne la laissa pas longtemps dans le doute.

- Apportez-moi un pantalon d’homme correct, assez collant, ou plus exactement que vous avez l’habitude d’appeler un pantalon masculin ! Faites-moi confiance pour le reste. Je vais faire un tour sur le corso.

Ce serait la tâche des psychanalystes de dire ce que la comédienne put rêver cette nuit-là, pour s’être réveillée avec une résolution aussi bizarre. Nous, journalistes, ne nous intéressons strictement qu’aux faits.

Or il s’agit de faits.

Notre Dietrich, la prima donna populaire de la scène locale de la planète provinciale nommée Terre, apparut en pantalon et veston, sur le corso, elle le longea trois fois, puis rentra chez elle tranquillement pour déjeuner.

Elle savait très bien ce qui allait se passer sur la planète.

Une heure plus tard, des agents et des émissaires pris de panique envahirent les postes et les agences de presse, écartant les correspondants de la guerre sino-japonaise – vrombissait la machine, ronflait la radio, s’envolaient les nouvelles, et à peine un quart d’heure plus tard à Melbourne comme à Oslo et à Irkoutsk les représentants des grands cartels de textiles se réunissaient en conseil d’urgence. Le magazine semi-officiel de la situation politique sexuelle mondiale, La Vie Parisienne, ordonna une édition spéciale, alarmant l’opinion publique – attention ! Alarme ! Tout le monde sur le pont ! Marlène Dietrich s’est mise en pantalon !

 

*

 

Maintenant Madame Stanci, des années quatre-vingt, s’imagine bien sûr que ce n’est qu’une blague. Et puis alors, mon cher fils, si une actrice folle couvre ses fesses ou même sa tête d’un pantalon, qu’est-ce que ça change ? Ça ne révolutionne pas le monde ! Une hirondelle ne fait pas le printemps.

Vous vous trompez fort, Madame Stanci !

Une hirondelle, non – mais cette hirondelle !

C’est une femme-hirondelle qui simplement s’approprie le frac-hirondelle de son mari-hirondelle pour se le mettre elle-même, et le laisse là en plan tout honteux – car il est clair que les authentiques hirondelles qui apprennent en premier tous les événements, étant constamment assises là-haut sur les fils télégraphiques, se sont déjà mises à échanger leur garde-robe.

Vous allez rire, Madame Stanci.

D’ici au printemps, ici à Budapest aussi, les pantalons se mettront en route et une nuit, inévitablement fugueront de l’autre côté, sur le front féminin. Dans la guerre des sexes, comme l’appelait de pauvre, naïf, Strindberg, se déroulera le même échange d’armes qu’imposaient déjà les duellistes médiévaux, quand ils exigeaient l’échange des épées avec leur adversaire pour couper court aux empoisonnements à l’épée, à la mode en ce temps-là.

Vous pouvez toujours raconter des histoires, Madame Stanci.

Avec mes yeux spirituels, si je chausse aussi mes lunettes spirituelles qui voient au loin dans l’espace et dans le temps, je vois déjà nos belles patriotes populaires et parmi elles celles que nous célébrons, toutes en tenue masculine – seulement je me casse encore la tête pour savoir comment fera l’imagination féminine avide de diversité pour trouver son compte dans le domaine relativement gris et uniforme, dépourvu de variété de l’habillement masculin !

La personnalité se fera bien sûr valoir là aussi.

Pourquoi ne le ferait-elle pas ?

Il est évident que, par exemple :

Sári Fedák, notre prima donna nationale, ne peut pas revêtir un simple veston gris foncé, avec n’importe quelle cravate. Un pantalon de flanelle blanc, une petite veste rayée bleue, une canne, une chemise à col ouvert, un petit chapeau rond – ça oui, ça fera l’affaire.

La tenue la plus élégante de Mária Lázár sera le frac – je la vois déjà en héroïne du prochain drame d’amour torride, en train de se déshabiller dans la pénombre d’une chambre à coucher, son plastron brille mystérieusement, le jeune premier en a le souffle coupé quand il trouve sur le tapis le porte-jarretelles de la femme adorée, il le couvre de ses baisers…

En ce qui concerne les femmes d’autres professions – je suis d’avis que leur habillement masculin doit refléter bien sûr leur personnalité, mais aussi leur métier.

Les poétesses, et parmi lesquelles par exemple l’excellente, récemment apparue Sacy von Blondel, porteront un large chapeau artistique, une cravate flottante et, horribile dictu, de longs cheveux, une pipe à courte tige, naturellement avec des poches de pantalon vides et retournées.

Les femmes médecins sont bien avec une veste noire simple, une redingote, un pardessus sombre et un haut-de-forme à l’occasion des consultations collégiales.

Que ma bonne se chausse de bottes quand elle parle avec moi, zut alors !

Je ne crains qu’un seul problème.

La différence entre les femmes et les hommes quant à leur apparence, considérant la mode féminine des dernières décennies, s’efface à une vitesse désormais dangereuse. Pensons à la blague connue : « Pardon, Monsieur, ce n’est pas un petit garçon, c’est une petite fille. -  Oh, seriez-vous Madame sa mère ? – Non, je suis son père. » - Ces confusions ne font plus rire personne. Que se passera-t-il si maintenant les femmes se mettent en pantalons ?

J’aurais une proposition.

Il y aurait un moyen pour séparer nettement ces dames de ces messieurs, pour mieux les distinguer.

On a déjà eu cette mode. Faux cheveux, perruque, nattes pour les hommes. Qu’advienne la mode du siècle !

Les femmes devront porter une fausse barbe pour qu’on sache de façon sûre quel est le sexe de notre interlocuteur. Ensuite pourra éclater la prochaine guerre mondiale.

 

Színházi Élet, 1933, n°12.

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