Frigyes
Karinthy : Nouvelles parues dans la presse
RÉCLAME
ET PROPAGANDE
Nouveau style
dans la politique
Dans son billet de mercredi du Pesti Napló, un de mes
écrivains préférés (je ne suis par ailleurs pas
toujours d’accord avec sa vision du monde, mais je reconnais son talent)
a traité le sujet ci-dessus sous forme de plaisanterie, rêvant et
imaginant l’évolution future de la politique en Europe : un
groupe multinational produira et livrera, selon les goûts, besoins
psychiques et situation financière des nations clientes, des programmes
de gouvernement, avec des projets de constitution assortis, il assumera
lui-même "l’introduction" de l’article au moyen
d’un gigantesque appareil de propagande, il dépêchera au
besoin un dirigeant qui représentera le programme en qualité de
dictateur ; bref la panoplie complète, exécution de
confiance, succès garanti.
C’est facile pour l’humoriste,
il peut transmettre sous forme plaisante ce qu’il voit et ce qu’il
pense, il fait rire, or à leur façon de rire des plaisanteries,
les gens sont enclins à conclure que ce qui nous fait rire doit
forcément être une plaisanterie, il ne faut pas le prendre au
sérieux. Cette logique marche sur la tête, elle s’est
déjà fréquemment avérée être d’une
dangereuse légèreté : dans une société
qui s’amuse, le rire se fige soudainement dans les gorges. Les gens
fixent la caricature avec ahurissement, parce que la caricature sort tout
à coup de son cadre, devient réalité, occupe sa place dans
l’ordre des choses, bâtit même un nouvel ordre, et
bientôt celui qui conserve l’ancienne façon de regarder et
ose encore la voir comme caricature, même si elle s’anime, fera une
très mauvaise affaire – de nouvelles gens surgissent de la
pénombre, ils menacent et chassent des visages le sourire figé.
Le bouffon du roi, s’il s’installe sur le trône, prend sa
dignité beaucoup plus au sérieux que le roi véritable,
avec tant de sérieux qu’il ne tolérera même plus de
bouffon auprès de lui, pas même sous la condition que ce bouffon
se moque de l’ordre ancien : il est en général hostile
à l’humour, se souvenant de son époque de bouffon que
l’humour est une arme non fiable et à double tranchant, il lui
arrive souvent de se retourner contre son auteur. Il est bien
préférable d’après lui de poursuivre et d’anéantir
l’ordre ancien, que d’en plaisanter. Consultez la revue satirique
de l’ancien monde, le célébrissime Simplicissimus[1], quel organe enthousiaste et
sérieux de l’ordre nouveau, il est devenu. Ceux d’entre nous
qui le feuilletons avec ébahissement (avec le sentiment que de journal
satirique il est devenu un journal blagueur, en proclamant la bonne blague
qu’un journal satirique n’a pas le droit de blaguer), comprendront
rapidement qu’il pense cela très sérieusement et cette
logique ne prête plus du tout à rire.
Prenons garde, certains désormais,
et plus nombreux qu’on ne pense, ne trouvent rien à rire
qu’une bonne réclame soit une condition aussi juste et morale du
succès politique que du succès commercial et industriel. Le monde
est devenu technocratique ; l’intérêt commercial et
l’intérêt public moral peuvent coïncider dans
l’industrie. H. G. Wells s’est efforcé à
soutenir voici quelques années cette vérité paraissant
autrefois étrange, dans son Clissold, en saluant dans la réclame industrielle une
nouvelle possibilité d’éducation populaire. Regardez
aujourd’hui, optimistes invétérés, ce qu’est
devenu le Nouvel Idéal. Il a été réalisé,
mais pas là où vous l’attendiez, après qu’un
petit trouble passager a surgi dans son emplacement et son environnement
originaux : la crise a éclaté, la surproduction, le
marché saturé ou inerte ont entraîné le
désintérêt de la réclame et de la propagande dans
l’industrie et le commerce : l’industriel et le producteur ne
font plus d’efforts, ils cherchent à augmenter au moins le prix de
leurs marchandises en stock, pour les peu nombreux qui ont envie de poursuivre
le combat sans espoir, sous le slogan : « Gros chiffre
d’affaires, petit bénéfice ».
Au fur et à mesure que
l’industrie et le commerce perdent leur foi en l’omnipuissance de
la réclame, les apôtres de l’éclaircissement
politique découvrent pas à pas un moyen d’expansion que
l’on définit communément ainsi : pour récolter
le succès, il ne faut pas chercher à agir sur la raison de la
foule, mais sur son imagination. Bien sûr, dans un tel domaine, cette
méthode paraît assez effrayante, tout au moins pour nous,
platoniciens naïfs, qui dans les choses pratiques, et du point de vue du
progrès, nous entêtons à considérer que la raison
est plus importante que l’imagination. Car si nous trouvons
compréhensible que pour l’achat d’une cravate de couleur,
une boîte de chocolats aux noisettes, une voiture Ford, ou même un
recueil de poésies, on puise l’envie à la source de notre
instinct et de notre imagination, celui qui veut nous les vendre, essaye de
renforcer en nous, avec tout l’appareil sensuel de son art de la
réclame, ces mêmes instincts et imagination ; en même
temps nous restons bouche bée et inquiets lorsqu’on a recours aux
mêmes moyens pour faire admettre par les foules la réflexion
politique correcte, le comportement à l’égard de nos
congénères ; les résultats abstraits se nourrissent
généralement plutôt des capacités intellectuelles,
de cognition, de compréhension et de réflexion. À nous,
cela fait le même effet que si un jeune enseignant voulait tout à
coup populariser les lois de la physique et des mathématiques, non par
une introduction et des explications, mais en distribuant à ses
élèves des affichettes et des cahiers de propagande ; avec
des banderoles telles que « Vive la loi binomiale, seule
valable ! », « Adeptes de Pythagore,
unissez-vous ! », « Seule la table de multiplication
et la confiance en nous peuvent nous faire sortir du chaos ! »,
« Luttons pour la règle de trois et l’avenir sera
nôtre ! », « Einstein est le rédempteur
de la génération présente ! », au lieu de
présenter des expériences, il organiserait avec ses
élèves des défilés avec cocardes, lampions et
casques, pour déclamer la vérité de Newton, avant de
démontrer et de prouver devant nous cette vérité de Newton.
Oui, c’est comme ça, mon cher Clissold, qu’en pensez-vous ? Clissold se gratte la tête, ce n’est pas comme
cela qu’il avait imaginé la chose, avec cette éducation
populaire par la propagande. Dans le monde industriel il y avait l’espoir
que la croissance du marché aurait une influence salutaire sur
l’amélioration de la production, que des articles industriels
toujours meilleurs et de plus en plus intéressants se
sélectionneraient sur la base du principe darwinien ; mais cette
bonne volonté est restée un vain espoir, l’augmentation de
la quantité n’a pas entraîné
l’amélioration de la qualité comme on
l’espérait. Le capital intéressé par le seul profit
est devenu rapidement un frein à ses propres parents mais aussi à
ses rejetons, le progrès technique ; et le temps est venu
où, cent ans après la naissance de la grande industrie, avec une
immense nostalgie pour l’artisanat, ce qualificatif, "le travail
industriel", ne compte plus pour une louange, mais mépris et
réprobation. Que pouvons-nous attendre alors d’une école
qui met l’accent sur le quantitatif également quand il
s’agit de satisfaire les besoins intellectuels ?
Comparez l’intensité vocale du
discours du grand dictateur, en le laissant hurler simultanément par
toutes les radios et tous les haut-parleurs du monde, avec son sujet et son contenu – et vous
aurez la réponse.
Pesti
Napló, 7 mai 1933.