Frigyes
Karinthy : Nouvelles parues dans la presse
ALLÔ,
ALLÔ, ICI RADIO SZÍNHÁZI
ÉLET.
ALLÔ,
ALLÔ, ATTENTION ! NAISSANCE D’UN NOUVEAU GENRE !
Reportage de
Frigyes Karinthy depuis le Théâtre National
Information. Pour ceux qui du titre et du sous-titre ne
comprendraient pas à première vue de quoi il s’agit,
quelques mots explicatifs ne seront peut-être pas superflus.
Il s’agit justement de cela.
De ce qui est superflu et de ce qui ne
l’est pas.
L’esprit du temps a clairement
répondu à cette question. L’esprit du temps a mis au centre
de son intérêt l’action, l’événement, l’acte. Il essaye de
réduire en tout, sur toute la ligne, le superflu des mots, discours, pensées, réflexions accumulées comme produits
secondaires au fil des millénaires. Lisez un roman moderne. Allez voir
un film contemporain, feuilletez la presse du monde. Partout, de plus en plus
d’images représentant des gestes, et de moins en moins de texte.
Les seuls textes qui restent sont seulement des légendes qui expliquent
les images, la médiation. Dire brièvement et densément ce
qui s’est passé : le reste ne nous intéresse pas. Des
dramaturges novices s’entendent dire de plus en plus fréquemment
dans la bouche des directeurs de salles : fiston, on parle vraiment trop
dans votre pièce. Il s’y passe peu de chose, trop peu
"d’action", comme le disait feu Monsieur Keszler[1].
C’est cette tendance que nous
comptons renforcer, la réaliser à la perfection, dans le nouveau
genre qui a vocation de remplacer dans l’avenir la "critique
théâtrale" désuète.
Nous avions jusqu’ici deux moyens
d’appréhender ce qui se passe dans une pièce. Ou nous
allions la voir ("la voir" et non l’écouter, comme on
devrait le dire), ou nous lisions la critique qui, soit nous ôtait
l’envie d’aller la voir, soit nous donnait le sentiment qu’on
en savait assez.
Le troisième moyen, une
véritable "écoute" par voie d’une retransmission
radio, nous ne l’avons pas ajouté à la liste, parce
qu’il y a très peu de personnes qui écouteraient une
pièce en prose d’un bout à l’autre à la radio.
C’est à cela que nous
aimerions remédier, en voulant joindre ces deux moyens de façon
cohérente.
Le grand succès de ce qu’on
appelle les retransmissions en direct de certains événements
prouve que la radio est un médium magnifique et populaire pour divulguer
une action. Les matches de football auxquels assistent cinquante mille
spectateurs sont suivis par d’autres centaines de milliers grâce
à la radio…
Pourquoi ne pourrait-on réaliser
aussi la même chose en rapport avec les spectacles que l’on appelle
représentations théâtrales, alors qu’il est
prouvé que là aussi c’est l’action qui nous
intéresse et pas la parlote ?
Pourquoi ne pas relier directement les
théâtres à la radio ?
Ne serait-il pas bien plus excitant, plus populaire
et plus spectaculaire, que le grand public (il n’existe pas de petit
public) entende à travers les yeux d’un speaker ce qui
l’intéresse en réalité, l’intrigue,
l’histoire, l’action, ce qui se déroule sur la
scène ?
Comme l’autre événement
culturel au sens moderne du terme : le match de foot.
Que dois-je expliquer ?
Voici comment j’envisage cela :
Allô, allô, ici le
réémetteur spécial de Színházi
Élet sur la longueur d’onde trois mille deux cent cinq !
Il est exactement vingt heures et dix
minutes !
Vous assistez à la retransmission en
direct du Théâtre National de la pièce de Shakespeare Othello, le Maure de Venise.
Speaker : Karinthy.
(La
voix change.)
Bonsoir, Mesdames et Messieurs !... Je
suis assis à droite, au fond de la loge du proscenium, derrière
un microphone… Le rideau n’est pas encore levé. Des
notabilités arrivent. Le profil intéressant de Ferenc Herczeg[2] vient d’apparaître en face de
ma loge. (Il ne tardera pas à arriver en personne.) Son excellence Hóman, ministre de la culture, n’est pas
encore arrivé… ah si… il est en train de prendre place dans
la loge centrale. Tout le monde se tourne dans sa direction, les jumelles sont
braquées vers lui. Devant moi, au premier rang, Lili Hatvany
prend des notes, elle vient de laisser tomber son crayon, Lili Bródy se
baisse poliment pour le ramasser…
On murmure… on
s’impatiente… Quelques-uns tapent des pieds… Le rideau de fer
se lève enfin lentement… On laisse encore entrer les retardataires
par les portes latérales… Ottó Indig s’installe dans la loge de Sándor
Márton, ils mènent un dialogue animé, sans doute sur
Shakespeare, à propos d’Othello et de Shylock, on entend la voix
de Indig qui demande : « Et
alors ? Les Anglais refusent de payer ? Et Mór ? »
Mesdames et Messieurs, le rideau est
maintenant levé… Une cour dans le château du capitaine de
l’équipe de Venise d’origine mauresque.
Deux demi-centres… Pardon, deux
soldats se disputent et suggèrent qu’il faudrait faire quelque
chose… Tiens, je vois que l’un est Attila Petheő[3], et l’autre le petit Garamszeghy. Petheő est
saoul, et Garamszeghy (que l’on appelle Iago) lui cherche noise… attendez un peu… ah
oui… Iago essaye de le calmer, il lui dit
quelque chose à propos du Maure…
Changement. Odry
apparaît, maquillé en noir, Brabantio
nous apprend qu’il s’appelle Othello, je l’ignorais… Brabantio lui fait des reproches… à cause de
sa fille Desdémone… Othello
déclare qu’il relatera l’histoire de sa vie, de laquelle on
saura comment il est tombé amoureux de Desdémone,
et pourquoi il espère obtenir sa main… Ils s’assoient
tous… Othello entame son histoire.
Mesdames et Messieurs, pendant qu’il
raconte son histoire, nous vous transmettons de la musique enregistrée
au gramophone.
(À
l’issue du concert de gramophone.)
Mesdames et Messieurs, je reprends la
retransmission.
Othello a raconté son histoire, il a
obtenu la main de Desdémone, dont on a appris
entre-temps qu’elle n’est autre que Gizi Bajor,
par conséquent chaque fois que je vous dirai Desdémone
par la suite, comprenez bien qu’il s’agira de Gizi Bajor. Donc, je répète, on les a
mariés, ils sont arrivés au nouveau poste du mari, ils se sont
déjà couchés – et moi je vous demande :
sont-ils plus heureux pour autant ?… Iago
et Cassio arrivent dans la cour (une cour identique
à la précédente), Cassio est
ivre… Iago le provoque… Cassio tire son épée… Iago se défend… il hurle…
allô… Cassio marque un point…
contestation, le jury refuse le point… (Peu après la reprise)… Iago
est blessé… Cassio prend peur et
s’enfuit, Iago appelle à
l’aide…
C’est Othello qui arrive à la
hâte… furieux qu’on l’ait dérangé… Iago dit beaucoup de mal de Cassio…
Othello constate que la discipline se relâche… carton rouge pour Cassio, mais apparemment quelque chose ne tourne pas
rond… la victoire n’est pas assurée pour autant…
Changement… dans une belle descente Iago reprend le match en main… Il dribble… Desdémone croit qu’il s’agit
d’Othello, alors que d’une feinte habile Iago
passe le mouchoir de Desdémone à Cassio… En même temps Othello sur la gauche
remarque que Cassio s’est taillé une
brèche dans la ligne de défense et file avec le mouchoir… Iago dirige son attention sur Desdémone…
Othello soupçonne quelque chose… Desdémone
pistonne Cassio selon les instructions de Iago… puis… puis… (vite) Othello réclame le mouchoir à Desdémone… devant la porte… Desdémone est troublée… Othello se rue
sur elle… la frappe…
coup franc… mais pour le moment Iago
sauve la situation… Peut-être à la deuxième mi-temps.
Le rideau s’abaisse.
(Après
l’entracte.)
Mesdames et Messieurs, je reprends la
retransmission. Deuxième mi-temps. Othello est fou furieux. Il ordonne
à Iago d’en finir avec Cassio, pendant que lui… Changement. Desdémone s’apprête à se coucher.
Othello entre. Dispute au sujet du mouchoir… Desdémone
esquive habilement, mais Othello attaque avec de plus en plus de
véhémence… Desdémone
franchit presque la ligne de touches… Othello semble faiblir… Balle
au centre… (vite). Desdémone commet une faute grave, elle plaint Cassio dont elle apprend qu’il a été
tué… Cela donne un avantage décisif à Othello…
Saura-t-il l’exploiter ?... Desdémone recule… Othello la poursuit… Desdémone demande une suspension… (pause) elle lui est
refusée… (pause,
solennellement, vite). But !!! Mesdames et Messieurs, Othello vient
d’étrangler Desdémone, le public
est en délire (on entend les
applaudissements)… et bien que le résultat ne soit pas juste,
parce que Desdémone était
fidèle, c’est-à-dire… d’ailleurs
j’entends dire à côté de moi qu’il y aura
contestation… néanmoins au nom de la gent masculine
opprimée nous pouvons être satisfaits de ce résultat…
sauf si… allô… Othello tire son poignard… il dit
quelque chose… puis… puis !... (après une pause, tristement) But !... Othello
s’est poignardé… le public siffle !... fin de la
mi-temps… Mesdames et Messieurs, résultat du match
millénaire entre le sexe masculin et le sexe féminin : un
à un, match nul ! À la prochaine fois !
Színházi
Élet, 1933, n°24.