Frigyes
Karinthy : Nouvelles parues dans la presse
La foire populaire
Nouvelle impression et vieux
souvenirs
Voici mon premier
sentiment en franchissant la porte principale couleur crème, de forme
moderne : au-delà de sa fraîcheur et de son effet dernier cri chaque fois
renouvelé, cette Foire du Bois de la Ville est devenue familière. C’est cette
année que je m’en suis vraiment rendu compte. Nous y sommes
habitués, nous l’aimons et nous ne pourrions plus nous en passer.
Aucune réclame et aucune propagande ne pourraient parvenir à ce résultat
– pour devenir vraiment populaire, une institution doit développer
une parenté substantielle et organique avec l’âme de la
grande ville dans le cœur de laquelle elle est née et le langage de laquelle elle parle.
La Foire du Bois de la Ville en tant
qu’institution a pris racine à Pest, elle est devenue une
fête récurrente de l’année, unissant en elle les deux
plus belles fêtes de l’amour de la vie et de
l’amour-propre : Noël et la célébration du mois
de mai. Elle est devenue Noël en mai et, pour l’industrie et le
commerce quelque chose de plus où l’artisan et le
commerçant doivent se faire remarquer, ces deux genres d’hommes se
trouvant dans l’état permanent du progrès et de
l’ambition de l’adolescence : à chacun son
contrôle des connaissances, son baccalauréat, les examens de base
et de clôture de ses études. Tout examen est à la fois un
seuil angoissant autant qu’un acte solennel – un examen d’équivalence pour le petit
commerçant, lui permettant de "passer dans la classe
supérieure", pour un inventeur la manifestation lui donnant le
droit d’acheter son bâton de maréchal, baccalauréat
et examen de fin d’études de la vieille firme pour gagner son
diplôme d’honneur, un doctorat d’État pour le grand industriel,
lui apportant puissance et honneurs sur le marché mondial.
Cela est l’un des volets du lien
organique qui fait que la Foire du Bois de la Ville est devenue si populaire,
qu’elle soit nationale ou internationale.
L’autre volet est plus
intéressant encore. Il est d’importance historique.
Pendant que j’essaye d’analyser
cette familiarité bienfaisante, presque musicalement adoucissante, avec
laquelle moi, âme solitaire, je vais et je viens dans ce
kaléidoscope et ce charivari des couleurs et des bruits tapageurs, je
comprends soudain que c’est un souvenir qui rend cet ensemble si cher
pour moi.
Un souvenir d’enfance.
C’est ici qu’à
l’âge de six ans les bruits de la Grande Foire m’ont
donné mon premier vertige : c’était en mille huit cent
quatre-vingt-seize, la Hongrie célébrait son Millénaire,
rendant compte au monde dans le cadre d’une Exposition Millénaire
des progrès réalisés en mille ans.
C’est ici qu’étaient
montés les pavillons décorés, dont émanait
l’heureuse fierté des années d’enfance du pouvoir de
la technique : c’est cette fontaine, "fontaine lumineuse",
qui m’avait ébloui, c’est ici que se trouvait le port du
"ballon captif".
Et là-bas, au-delà de
l’eau, l’antique Château de Buda.
C’est le souvenir des quelques
heureuses décennies pleines d’espoir de la Prospérité hongroise que remémore la Foire du
Bois de la Ville, et en plus des souvenirs elle fait aussi revivre quelque
chose de cette espérance et de cette confiance
vivantes.
Mon Dieu – serait-ce possible ?
Serait-il possible que nous puissions encore croire en un avenir plus beau et plus heureux, du fond de
notre âme, non sous la forme contraignante des lieux communs
obligatoires, mais simplement sous l’emprise du beau et du bien ?
Serait-il possible que redeviennent populaires la confiance et
l’optimisme, l’unique source du Crédit, cette fertile
prédiction de Macbeth qui évoque ce qu’on espère de
l’avenir ?
L’antique Château de
Buda…
Comme si j’entendais la douce musique
d’un orgue de barbarie…
« Iambo,
iambo… »
Et ensuite :
« Wekerle[1] a inscrit dans la loi… »
Sándor Wekerle !
Ce premier ministre populaire,
d’origine bourgeoise, dont, enfant de six ans, je connaissais le portrait
sur les boîtes d’allumettes et j’apprenais le nom dans de
petites chansons joyeuses et badines !
Une personnalité symbolique de la
Prospérité Hongroise, de l’âge d’or
bourgeois !
*
Un groupe s’approche.
Le comité d’accueil se tient
sur le côté : l’enthousiaste, toujours sur la
brèche Pál Magyar, le nerveux petit Hallósy à tête de Tatar, les
journalistes. Chacun affiche rire et sourire, non le rictus glacé des
fayots. Quelque chose les fait rire fort.
Au centre un gentleman grand, bien
rasé, au pas souple. Tiens, je le reconnais, c’est Gyula
Gömbös, le premier ministre, lui aussi souriant. Ils viennent
d’assister à une scène charmante : il s’est
avéré que les moustaches en crocs du cabaretier de
l’Auberge Hongroise étaient fausses, et qu’il
n’était pas un vrai cabaretier non plus, mais un comédien :
c’est Gyula Kabos qui a fait rire le premier
ministre.
La scène a mis tout le monde de
bonne humeur. Quelqu’un tente de retenir les photographes
envahissants : le premier ministre fait signe de les laisser, si ça
leur fait plaisir. Des femmes se bousculent pour le voir, quelqu’un
remarque : « ce sont surtout les femmes qui
s’intéressent à son excellence ».
Gömbös lui donne une tape dans le dos : arrête,
crétin !
*
Cette scène ajoute encore une sorte
de sympathie agréable à ma bonne humeur.
Apparemment cet homme n’a pas besoin
d’aspects extérieurs "de grandeur" pour souligner son
rang et son importance.
Sentirait-il en lui un rang et une vocation
authentiques – serait-ce cela
qui le rendrait si direct et si naturel ?
Me revient la façon dégourdie
avec laquelle dans son discours d’investiture radiodiffusé il a
ridiculisé l’idée fixe de la "dictature",
justement lui en qui l’éternel Âme Esclave avait
flairé le dictateur du moment. J’avais alors loué cette
phrase.
Il semble pourtant être un peu plus
"qu’un grand homme", "une main puissante", "un
homme historique".
C’est un chef populaire. Il est
aimé.
Mon Dieu… s’il pouvait
être celui qui… si Dieu
voulait… celui dont on a besoin.
Moi je lui suis reconnaissant de ne pas
avoir fait dérailler mon humeur du jour pleine d’espoir.
Pesti
Napló, 9 mai 1933.