Frigyes
Karinthy : Nouvelles parues dans la presse
AUTODAFÉ,
NIRVÂNA Do. X.
L’Allemagne
de Kant et de Nietzsche
Je suis furieux que le Do X. ait
été endommagé ; j’étais prêt
à m’embarquer, valise bouclée, équipé
d’un Pathé-Baby et d’un billet d’avion pour Vienne.
J’aurais dû voler de Passe-haut à Budapest à bord du
dreadnought[1] aérien – j’étais
excité, plus que par le Zeppelin, par ce représentant sans
précédent du "heavier than air", le chef-d’œuvre de Dornier,
que je n’ai admiré que de loin à Friedrichshafen.
Maintenant il sera en réparation pendant de nombreuses semaines, qui
sait jusqu’à quand je devrai attendre pour monter à bord.
*
Mon chagrin s’est un peu
apaisé en lisant les journaux du matin. Il valait peut-être mieux qu’ils
ne me soient pas tombés entre les mains à bord du Do X.,
quelque part entre Passau et Vienne, ces feuilles de chou qui nous apprennent
qu’on compte effectivement maintenir le grand autodafé dans son
cadre médiéval convenable, accompagné des discours
mobilisateurs des ministres Goering et Goebbels, à Berlin, à
minuit, à l’heure des fantômes. Dans l’exemplaire de
notre revue d’aviation, éditée par Luft-Hansa,
que j’ai entre les mains, j’apprends que le ministre allemand de
l’air est justement l’un des organisateurs de
l’autodafé, et cette circonstance, dans le ventre d’un
véritable château volant entre ciel et terre, n’aurait pas
amélioré mon sentiment de sécurité en ce sens que
les défauts éventuels et les endommagements du Do X. eussent
dû être réparés selon les règles des
progrès techniques, c’est-à-dire excluant des
procédés impropres et appliquant des méthodes reconnues
comme judicieuses.
*
Car, voyez-vous, il ne s’agit que de
cela et de rien d’autre ; Messieurs, je vous supplie pour
l’amour de Wotan, croyez-moi, nous ne pensons qu’à cela,
nous, infâmes utopistes destructeurs, quand nous osons utiliser des
expressions ordurières telles que "progrès",
"évolution", "démocratie",
"pacifisme" et autres semblables. Ce qui nous inquiète dans
les événements allemands, ce n’est pas une invocation de
"l’esprit médiéval" – le moyen âge
avait plus d’esprit, et plusieurs de ses esprits avaient plus de courage
et de succès pour représenter la pensée du progrès
et de l’évolution que Marinetti[2] – pour vous dire une grande
sagesse : sans l’esprit progressiste du moyen âge,
l’âge moderne n’aurait jamais pu naître. Ce qui nous
inquiète ce n’est même pas le ballet de fantômes de
ces cérémonies médiévales ; c’est la
confession persécutée – tout au moins dans ses rites orthodoxes
– qui pourrait protester le moins contre cela, elle qui ne se conforme
pas même aux prescriptions du moyen âge, mais à celles de
l’antiquité. Notre inquiétude provient du soupçon,
et de l’apparence, que la "renaissance" allemande affiche peu
de ressemblance avec le "rinascimento"
médiéval qui saluait le passé qui valait mieux que le
présent d’alors, dans le brillant humanisme de
l’antiquité. Ce n’est pas le moyen âge de
Galilée et de Giordano Bruno, de Michel-Ange, de Kepler et de Thomas
More que les bûchers vont évoquer cette nuit à Berlin, mais
hélas beaucoup plus ce moyen âge qui a menacé
Galilée à Rome, Kepler à Tübingen, Thomas More
à Londres, de les envoyer au bûcher – cet esprit
moyenâgeux qui depuis des siècles se justifie pour expier ses fautes.
Pas plus tard qu’hier j’ai lu un livre intéressant
d’un Jésuite dans lequel, en s’attardant sur le cas de
Galilée, il juge, on peut le dire, avec un peu plus
d’objectivité l’attitude incorrecte de sa propre
église, que le Völkischer Beobachter[3] ne
juge l’autodafé berlinois.
*
Le problème est, Messieurs les
ministres de l’air et de la propagande, que vous choisissez
spécialement ce qui était mal dans le moyen âge, le mal
pour lequel le moyen âge a encore honte devant nous, plutôt que
d’y chercher ce qui était bon et utile et magnifique. Vous me
répondrez là-dessus : comment est-ce que je sais avec
certitude ce qui était mal et ce qui était bien au moyen
âge ? Le temps passé depuis le moyen âge me fournit une
réponse confortable ; tout une armée de certitudes absolues
a légitimé en autant de temps la justesse d’un raisonnement
et la fausseté d’un autre. Que le raisonnement de Copernic et
celui de Michel Servet étaient corrects, cela a été définitivement
prouvé par le fait que nous avons retrouvé le Soleil et les
planètes, ainsi que le croisement des artères et des veines
exactement à l’endroit où ils prétendaient
qu’ils se trouvaient. Une multitude de certitudes ont ainsi pris racine
dans notre cerveau, qui sont désormais indépendantes de
"l’esprit de l’époque", et elles n’ont plus
besoin des béquilles de la foi et de la conviction, de même que je
n’ai pas besoin de foi pour chercher les reins dans mon ventre et non
dans mon crâne.
Eh bien, la situation est la même
dans le cas de certaines lois politiques et sociales. Même si on
n’a pas trouvé encore les lois politiques et sociales absolument
correctes et appropriées (personne ne prétend cela), nous savons
désormais avec certitude, par l’expérience, quelles sont
celles qui sont absolument incorrectes. L’essor évident du
dix-neuvième siècle, tout au moins en matière
d’embellie de la vie (techniques, transports, hygiène,
augmentation de la durée de la vie), a été rendu possible
à l’évidence par l’épanouissement
indépendant de la liberté individuelle et des talents,
l’égalité devant la loi, la libre compétition et
d’autres enseignements dans le même esprit. En revanche,
l’opinion selon laquelle la restriction des libertés,
l’esprit tribal, l’application de critères sentimentaux et
passionnels dans la constitution et la gouvernance d’un État, ont
toujours conduit au déclin, à l’atrophie de la vie,
à l’écroulement, elle peut désormais se targuer
d’expériences aussi évidentes que n’importe quelle
loi définitive de la physique ou de la chimie. Si un constructeur allait
chercher monsieur le ministre allemand de l’air avec l’idée
de réparer le Do X. endommagé sur lequel il compte voler,
non selon les dernières expériences de l’aéronautique,
mais selon des règles archaïques, retrouvées sur un vestige
antique, ou même en suivant les plans des premiers avions primitifs de
Lilienthal ou de Blériot, Monsieur le ministre (que nous espérons
expert en aviation) foutrait dehors ou au moins ferait enfermer chez les fous
cet adepte enthousiaste des "vertus ancestrales". Mais une chose est
la gouvernance, une autre l’application des lois en matière de vie
matérielle, sur la base de l’expérience – pourquoi
n’avez-vous pas foutu dehors et pourquoi n’avez-vous pas fait
enfermer chez les fous le génie qui est allé vous chercher avec
l’idée de l’autodafé ?
*
C’est parce que, en
deçà du Rhin, en ce moment, ce n’est pas "la critique
de la raison pure" ni l’impératif catégorique qui
gouvernent les choses de l’esprit ; ce n’est pas le "ciel
étoilé" de Kant qui se tend au-dessus de leurs têtes,
et ce n’est qu’un pur hasard que le sage de Königsberg ne
figure pas à l’autodafé. C’est l’Allemagne de
Schopenhauer et surtout de Nietzsche ;
c’est un paquet de brouillard Wagnérien de fantasmes et de lubies
qui a fait éteindre le ciel étoilé, ce qui en plein
siècle dernier avait enfumé les nuits fiévreuses de ces
deux maniaques "artistes du style". Ce n’est pas un hasard que
Nietzsche était un admirateur de Schopenhauer : ils
représentaient les deux extrêmes d’une folie inhumaine,
méprisant l’homme, dans le fanatisme du principe de
"volonté", au milieu des visions d’un pessimisme
écervelé pour l’un et d’un optimisme
écervelé pour l’autre. Tous les deux haïssaient
l’homme vivant, l’un au nom du passé, l’autre au nom du
futur : l’un parce "qu’il ne valait pas la peine
qu’il naisse", et l’autre parce qu’il aurait dû
mourir depuis longtemps pour laisser la place à un monstre inconnu,
l’homme du futur, le héros impitoyable de la
"volonté" qui écrasera le monde de ses semelles de
plomb, pour que, dernier Adam, il dévore et avale à lui seul le
globe terrestre dans son ventre gigantesque, cette savoureuse boulette aux
quetsches (Zwetschkenknödl), accompagnée
d’une chope de bière bavaroise.
Croix gammée (svastika)…
indo-germanique… Inde…
Ça ne vous rappelle rien ?
C’est le monde bouddhiste
rêvé de Schopenhauer : le nirvana, un mysticisme obscur, avec
ses idoles à deux têtes et dix-huit bras, vestiges d’une
culture évidemment folle dans sa splendeur.
C’est aussi un jeu des hasards, ces
symboles.
Pesti
Napló, 14 mai 1933.
[1] Do X : Hydravion de la
compagnie Dornier. Dreadnought : cuirassé d’excadre pendant la 1ère guerre mondiale.
[2] Filippo Marinetti (1876-1944).
Écrivain italien, fondateur du "futurisme", soutien du
régime fasciste à partir de 1929.
[3] Le Völkischer Beobachter (L'Observateur populaire) fut l'organe de presse officiel du Parti national-socialiste de 1920 à 1945.