Frigyes
Karinthy : Nouvelles parues dans la presse
Ma voix
e suis très intéressé ces temps-ci par
la nature de la propriété humaine la plus caractéristique,
la vanité. Je prends des notes, j’observe les gens.
Cela deviendra un livre un jour. Une
étude théorique exhaustive, un miroir fidèle de la
vanité humaine piètre et ridicule. Cela donnera un livre
brillant. Il aura un énorme succès. Évidemment, puisque
mon portrait brillera sur la couverture. Et quelques lignes manuscrites. Vous
imaginez.
Depuis que je m’amuse de cela,
presque chaque jour je me surprends in flagranti à de menues vanités que
jusque-là je n’aurais même pas remarquées.
C’est d’autant plus étonnant que ces dernières
années, pour m’aider à oublier certains revers de fortune
et des souffrances, j’avais tendance à me persuader qu’ils
m’avaient au moins débarrassé de toute vanité,
cette vanité sensible étant déjà en soi la source
de la plupart des souffrances.
Mais la chose n’est pas si simple.
J’ai raconté un jour comment
je m’étais surpris à épier un lecteur de journal
dans le tram, pour savoir si mon article lui plaisait.
C’est peu de chose en soi, tout le
monde trouverait cela naturel, aurait fait de même ou serait enclin
à le pardonner à d’autres.
Il existe des vanités plus subtiles
dont le repérage nécessite une certaine expérience.
Un cas pris au hasard. Quand je suis
tombé dessus, je l’ai aussitôt noté pour ne pas
l’oublier.
Téléphone.
Fausse communication.
Je ne dis pas mon nom, je demande qui est
à l’appareil.
La personne me retourne froidement la
question : qui je suis, moi ?
Déjà ça ne me
plaît plus.
Je m’emporte
légèrement, je lui fais la leçon : c’est lui
qui doit se présenter. Il s’emporte également et rejette ma
leçon.
Je deviens furieux. Je hurle :
- Comment osez-vous me parler sur ce
ton ?
À
moi !
À moi dont il ignore qui je suis,
puisque je n’ai pas voulu me dévoiler. À moi – qui n’existe pas pour lui !
Que représente ici
l’amour-propre de l’expression : à moi ?
Rien. Une simple voix. Tout ce qu’il
connaît de moi, se trouve dans le combiné du
téléphone qu’il tient près de son oreille.
C’est de cette voix que je suis
tellement fier, c’est à elle que je m’identifie, c’est
pour elle que j’exige hommages, respect et prosternation, tel Gessler qui
avait exigé qu’on salue son chapeau suspendu.
Oui bien sûr – ma voix !
De cette voix, de cette seule voix, il
devrait sentir et savoir quel être exceptionnel et merveilleux se cache
derrière.
J’ignorais cela jusqu’alors.
Que je suis vaniteux de ma voix.
Je le sais maintenant. J’apprends de
plus en plus.
Je suis un vrai savant.
Pesti
Napló, 17 mai 1933.