Frigyes
Karinthy : Nouvelles parues dans la presse
facture
Un tribunal de canton a porté la sage sentence qui suit,
en donnant crédit légal et valeur juridique à une vieille
coutume.
Le barbier devait de l’argent au
cordonnier, le cordonnier a porté plainte contre le barbier, le barbier
a prouvé au tribunal son incapacité de payer. Habituellement, en
pareil cas, soit on autorise le plaignant à prélever son dû
sur la recette journalière du défendeur, soit on déclare
l’impossibilité du paiement, aujourd’hui on ne peut plus
emprisonner quelqu’un pour dette, là où il n’y a
rien, il n’y a rien.
Dans notre cas le juge a trouvé une
solution intermédiaire entre ces deux extrêmes.
Une solution simple et évidente.
Cette solution est plutôt fréquente dans des accords d’homme
à homme, mais c’est la première fois qu’un juge
l’a prononcée en tant que sanction.
Il a transformé la dette
financière en un travail à fournir.
Il a obligé le barbier à raser sa dette sur le cordonnier.
Il est vrai que pour ma part j’aurais
du mal à accepter qu’on me rase sous une contrainte du tribunal
– n’oublions pas que le peuple de Paris appelait l’invention
bien connue du Docteur Guillotin "le rasoir national" – je suis
pourtant d’accord avec ce principe, car il est naturel et il est un
produit de l’imagination, il pourra en outre servir de modèle pour
régler de nombreuses autres complications.
Si ce genre de "travail contre
facture" devient courant, il nous offrira un moyen supplémentaire
pour lutter contre le pouvoir haï de l’idole argent.
Seuls ceux qui ont déjà
croulé sous des dettes comme notre génération, savent
à quel point il est plus facile de les rembourser en travaillant
qu’en déboursant.
Bien sûr, cela dépend des
métiers.
Cela n’a pas coûté
à Jacob de servir sept petites années (il avait tout son temps)
dans la maison de Monsieur Laban pour la belle Rébecca. (Même
s’il est vrai que, d’après les mauvaises langues, il a
ensuite servi quatorze autres années pour s’en
débarrasser).
Imaginez en revanche qu’un brossier
me doive une coquette somme. Qui diable aurait besoin de tant de brosses ?
Ou, mettons – pour ne pas chercher
trop loin, mon débiteur serait un passeur sur le bas Danube. Combien de
fois aurais-je besoin de traverser sur son bac ?
Devant le dentiste, à supposer que
ce soit lui qui me doive de l’argent et non moi à lui (situation
très improbable), je devrais carrément chercher à fuir,
s’il est zélé (« Qu’on en finisse avec
cette misérable dette ! »), pour qu’il ne
m’arrache pas les trente-deux en une seule séance.
L’officier d’état civil
pourrait éventuellement lui aussi être débiteur. Bien
sûr ce serait son intérêt de chambouler
l’équilibre de ma vie familiale heureuse, afin que j’aie de
nouveau affaire à lui et qu’il puisse me rembourser en
m’oubliant dans les frais fiscaux.
Il y en a un qui me fait rigoler (à
propos du mariage). Le fossoyeur. Il n’a qu’une seule fois le moyen
de rembourser sa dette à une même personne, pour les autres fois
les survivants continueraient leurs poursuites.
Et un autre que j’envie.
L’avocat qui, qu’il soit d’accord ou non avec cette solution,
a déjà remboursé en partie ses dettes, rien qu’en ne
donnant son avis professionnel. Trop facile !
Je ne parle pas de moi en tant que
débiteur. J’ignore qui est mon créancier parmi mes lecteurs
– je prie cette personne de prendre le présent
chef-d’œuvre à titre de remboursement de cinquante pour cent de
ma dette.
Magyarország,
25 mai 1933.