Frigyes
Karinthy : Nouvelles parues dans la presse
LE VISAGE DE
L’ÂME
Mots simples
sur la liberté de la presse
Dans de tels cas j’ai toujours le sentiment que ce
n’est pas avec les membres du tribunal, mes confrères juges, que
je devrais m’entretenir, mais avec le condamné. La tâche
paraît sans espoir, mais c’est un beau défi :
comprendre l’incompréhensible, trouver la raison qui fait que des
esprits tombent malades en foules comme dans une épidémie, mais
surtout et avant tout découvrir si les malades savent qu’ils sont
malades, et s’il y a un moyen de les traiter et de les guérir avec
les outils de la psychothérapie et de la psychanalyse, ce qui
paraît merveilleusement simple (mais s’avère infiniment
difficile !) en faisant reconnaître sa maladie par le malade. Quand
j’étais jeune et inculte, j’ai souvent fréquenté
les asiles psychiatriques, en me répétant que là il ne
s’agissait pas uniquement de cellules atteintes du cerveau, de processus
physiologiques dérangés, ou si oui, c’était les
cellules et les processus qui avaient été embrouillés par
l’esprit malade et non l’inverse - et que je réussirais
peut-être avec mon esprit sain, à trouver un contact avec ce
malade, et alors tout s’arrangerait ! Et je serais bien allé
à la cellule du condamné à mort pour convaincre le
condamné qu’il n’avait pas raison, et c’était
la raison pour laquelle il était condamné : adoucir ses
dernières minutes par la reconnaissance qu’il n’était
plus dans l’erreur, qu’il pouvait mourir tranquille, car il avait
vu de ses propres yeux ce pour quoi il était venu au monde : la
vérité ! Et je suis allé réellement aux
abattoirs afin de lire dans le regard du bœuf debout devant le merlin,
s’il avait compris les conséquences du contrat qu’il avait
conclu avec l’homme, en acceptant de lui la vie, en échange de
quelques années perdues et une mort naturelle.
*
Et une fois de plus je retrouve ce
désir presque pervers pour lequel le soldat sévère de
l’empire intellectuel m’a accusé à maintes reprises
de trahir la patrie : j’aimerais comprendre l’ennemi,
et plus grave encore, j’aimerais qu’il me comprenne ! Je sais
bien que c’est un souhait sans espoir - la vie d’un homme offre
trop peu de temps pour cela, et il n’est pas exclu que la vie de
l’espèce humaine ne suffise pas non plus. Pourtant, ayant lu la
résolution dans laquelle mes confrères journalistes européens
ont excommunié les confrères allemands, germe en moi
d’abord une curiosité inquiète : qu’en pense le
journaliste hitlérien allemand ? - Et c’est seulement ensuite
que m’a pris la joie naturelle de constater que mes confrères
d’esprit intact ont légitimé ma conviction que
l’évidence des vérités humaines ne dépend pas
du temps et du lieu.
*
J’ai eu beau déchiffrer Völkischer Beobachter,
pas une ligne de l’événement. Pourtant cet
événement est aussi considérable dans notre pays que
l’était la Diète Impériale de Worms, ou autres
synodes médiévaux dans l’histoire des religions, ayant
rédigé un article contre l’hérésie et faisant
clairement savoir qui est hérétique et qui est fidèle.
Nous Hongrois ne nous sommes pas mêlés aux autres
délégués à la conférence mondiale tenue
à Budapest qui a décidé dans cette affaire, mais nous
avons en commun tacitement accepté la Thèse que Miksa Márkus avait
résumée ainsi en notre nom à l’assemblée
générale des journalistes hongrois : la
nécessité de la liberté de la presse pour un ouvrier
intellectuel ne peut pas faire l’objet de débats, de même
que la nécessité de respirer ne peut pas être objet
d’un débat scientifique en physiologie,.
*
La nécessité non, mais
l’état psychique particulier dans lequel quelqu’un doute de
cette nécessité reste un problème étrange et non
éclairci, et ce problème, c’est plus fort que moi,
m’intéresse souvent plus encore que la recherche de la
vérité. Enfant, j’étais habile en dessin, et pour
moi il était naturel que tout enfant ayant des mains et des yeux sache
dessiner un broc sur la table : mon admiration émerveillée
et presque respectueuse allait au garçon qui, comme moi, observait ce
broc avec des yeux attentifs, pendant que ses mains mettaient sur le papier les
contours d’une brosse à dents. Que se passait-il dans son esprit,
quel mécanisme étrange ou quelle tumeur s’était
immiscé entre ses yeux et ses mains, pour déformer la
réalité ? Voyait-il vraiment le broc comme une brosse
à dents ? Ou la brosse à dents comme un broc ?
Confondait-il le dessin avec son modèle, ou le modèle avec le
dessin ?
Je n’ai jamais réussi à
obtenir une réponse satisfaisante. C’est ainsi que le fait majeur
de l’impuissance et de la stupidité est resté source
éternelle de ma curiosité, j’y supposais des forces plus
mystérieuses que dans le cerveau d’un génie. Je
m’étonne aujourd’hui encore, bouche bée, non des
événements qui se passent en Allemagne (c’est un tout autre
chapitre), mais de la perception "nietzschéenne" qui
enregistre ces événements. Avec le regard fixé sur le
crucifix, symbole commun de la solidarité humaine, de l’honneur
humain, du cœur humain, de la raison humaine, pourquoi mon camarade de
classe allemand dessine-t-il sur son papier une sorte d’outil crochu qui
ressemble surtout à un os de poulet brisé ou à deux
lettres Z grimaçantes - il n’y a pas de croix sur son
dessin ! Une croix, ce sont deux lignes droites qui se coupent clairement
sous un angle droit - comment diable peut-on confondre le diable avec une
boîte d’allumettes ? Et, en déglutissant le chou rance
de la "question juive", comment peut-on célébrer dans
la liesse le Cuisinier Rédempteur, qui leur a resservi ce plat cent fois
vomi comme une céleste ambroisie, un Nouveau Testament et une Bonne
Nouvelle ?
*
À la fin on sera obligé de
vomir une nouvelle fois, non parce qu’un tel plat n’existe pas
(comme le déclarent les penseurs naïfs), mais parce que la nature
humaine ne l’avale pas. Je pense à la nature de l’âme
humaine, celle de la raison humaine, mon cher confrère allemand, avec
qui nous avons autrefois si souvent débattu du rapport mystérieux
du corps et de l’âme. Nous ne nous comprenions pas, c’est
bien clair aujourd’hui : à mes yeux, seul le rapport
paraissait mystérieux, je savais clairement la signification de
l’une et l’autre notion. Je n’ai jamais douté que la
raison humaine fût quelque chose de descriptible, bien
délimitée dans ses propriétés
générales et constantes - l’âme vivait en moi non
sous l’aspect d’une matière liquide, souple,
étirable, comme l’ectoplasme de vos spiritistes : elle avait
des bras et des jambes, pas seulement un "œil de
l’âme" - par conséquent si plus haut je parlais de
l’estomac, prends l’estomac de l’âme à la
lettre : cet estomac ressemble à celui du corps ; et ce
qu’il digère ou ce qu’il vomit, dépend aussi peu de
la couleur des cheveux et des yeux bridés, que la dissection
générale ne distingue ni un "rein allemand", ni un
"foie esquimau", ni un "poumon français", mais parle
simplement de foie, de rein, ou de poumon humain. On peut longtemps, parfois
pendant des siècles, garder artificiellement des substances indigestes -
l’estomac finira par s’en libérer, et plus tôt il le
fera, mieux cela vaudra pour l’organisme tout entier.
*
La raison humaine avalerait volontiers des
choses qui n’y ont pas leur place : l’imagination et le
désir sont volatils, c’est inévitable - ils finiront quand
même par inscrire un menu dans des limites indépassables. Ce que
signifie la liberté de la presse, ce n’est pas affaire de
conviction, de passion, de sympathie et d’antipathie - elle se base sur
des traits de caractère de la raison bien plus généraux
que les contraintes physiologiques. Un de ces traits de caractère
s’appelle la logique, et la diriger ne dépend nullement de nos
sentiments. Au-delà des sentiments il y a les arguments contraignants de
la logique qui découlent de la nécessité de la
solidarité humaine : les notions de droit public de
démocratie (indépendamment de la vie) et, de là,
l’interprétation incontournable de la liberté. S’il
n’en était pas ainsi, que pensez-vous, aurait-il été
possible que deux races blanches, les Nordistes et les Sudistes, fissent couler
le sang l’un de l’autre pour la liberté des Nègres
dont ils étaient tous les deux plus éloignés que
n’importe quelle race européenne de la race juive, ou de celle des
journalistes ?
*
Il est inutile de parler pour cela
"d’idéalisme", ni "d’humanisme", ni
"d’intellectualisme", en tant que courants spécifiques
d’âges spécifiques. C’était le jaillissement
pur et cru de la nature du sentiment humain, dans sa réalité
ancestrale, pour se faire comprendre, et pour nous signaler les conditions de
son existence, car c’est la condition de ne pas tolérer
durablement l’idée de la servitude et de l’oppression,
même si elles peuvent générer plaisir et bonheur à
titre individuel. L’eau-de-vie et l’opium apportent
également du plaisir le temps qu’ils durent - mais ça se
termine par (pardon pour toutes ces répétitions)
haut-le-cœur, maux d’estomac, maux de tête, miaulements
geignards.
*
Mes chers confrères allemands, la
raison humaine possède une forme, un visage, de même que le corps
humain. Et même si cette forme vous déplaît (elle ne me
plaît pas toujours non plus), et vous aimeriez au fond faire figure
d’aigle fier ou de lion héroïque - s’il s’agit de
vous servir utilement de votre jugement, vous ne pourriez le faire qu’avec
des outils que vous avez sous la main. Les divagations futuristes et utopistes
sont bien belles, mais les formes de la tête et du pied sont
données, vous ne pourrez jamais chausser des souliers en forme de
chapeau ou coiffer des chapeaux en forme de soulier - c’est pourquoi il
faut savoir dessiner ces parties du corps pour créer des cadres qui leur
soient convenables.
Vous ne pourrez rien changer au principe de
la liberté de la presse ni à celui de
l’égalité devant la loi - vous feriez mieux de vous y adapter.
Pesti
Napló, 4 juin 1933.