Frigyes Karinthy : Nouvelles parues dans la presse

 

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S.N.I.

Le Zeppelin Noé

 

Bien sûr, on peut comprendre. J’aurais pu faire des cauchemars pires encore, vu le moral qui était le mien le premier soir dans le gîte, que j’avais péniblement réservé.

Je le réserve : il pleut des cordes. Je le paye : il pleut des cordes. Nous nous installons : il pleut des cordes.

On n’a jamais vu un été comme celui-ci, n’est-il pas vrai ? Ou plutôt… peut-être que si. C’est justement de cela qu’il s’agit.

Vous voulez savoir quand il a fait aussi mauvais en Europe Centrale la dernière fois ? J’ai consulté des ouvrages dignes de foi, je peux vous répondre.

Il n’y a pas si longtemps que ça. Je veux dire, pas si longtemps par rapport à l’âge de la Terre, or c’est une mesure de confiance, car la Terre n’a jamais renié son âge. (On dit que Vénus le fait, tout au moins c’est Mercure qui le prétend.) On peut arrondir à trente mille ans.

C’est-à-dire c’est de là que l’on date la troisième et dernière ère glaciaire. Les glaciers avaient glissé des pôles, une douche froide était tombée sur la tête de l’Europe.

En revanche aujourd’hui, c’est désormais certain, que l’ère glaciaire actuelle est identique au déluge bien connu de la Bible et dont l’homme préhistorique se souvenait encore bien par les traditions orales. En effet, ce qui s’est passé, c’était que la grande plaine de terre ferme, aujourd’hui la Mer Méditerranée, à la suite d’un enfoncement s’est retrouvée sous l’eau en l’espace de quelques mois : l’Océan Atlantique s’y est précipité à travers le détroit de Gibraltar.

J’espère que vous avez compris.

Dès que je m’endors, je me réveille dans l’idée que je suis assis dans mon café préféré, mais les pieds nus. Tout le monde a les pieds nus, car toute la rue est sous quinze centimètres d’eau. Quoi, la rue ? Tout Budapest ! Et la pluie tombe et tombe, des cordes. Les garçons pieds nus pataugent, inquiets. Des chuchotements anxieux, les gens essayent d’envisager l’avenir.

Un crieur de journaux entre en courant, il crie de loin :

- Déluge, édition spéciale ! On prévoit pour demain une montée des eaux de trente centimètres ! Une hausse incroyable du marché des maillots de bain ! Déclaration du Premier ministre !

Les gens s’arrachent la feuille de chou saisonnière devenue vite populaire. Je la feuillette à la hâte et je constate avec colère que Monsieur le rédacteur Salusinszky a une fois de plus oublié mon magnifique croquis intitulé Monsieur Richtig sur le mont Ararat.

Bien sûr, il avait besoin de la place.

L’édition spéciale du Déluge rend compte de la dernière nouvelle sensationnelle dans un reportage en pleine page, en grosses lettres.

Ce matin a vu le jour la S.N.I. (Sauvegarde Nationale et Internationale), une gigantesque société anonyme pour la construction d’un Zeppelin, avec un capital énorme. Il paraît que c’est Simon Krausz qui a créé le groupe financier, avec l’appui de l’État, c’est ce qui apparaît par le fait qu’Albert Berzeviczy a bien voulu assumer le poste de directeur général de cette société anonyme. Le bureau de voyages "Ibusz" participe à l’entreprise avec toute sa structure.

Il s’agit d’un dirigeable gigantesque de type Zeppelin, avec une capacité de cinq mille places, une cage séparée pour chaque passager, une cabine de séchage, service complet des repas, jusqu’au début de la décrue. La société anonyme assume la responsabilité de mener à bien la construction clés en main du navire avant que le niveau de l’eau n’atteigne la Tour Erzsébet au sommet du Mont János, puis pendant six mois… pendant un an s’il le faut, elle le laissera flotter au-dessus du monde dans un état de sûreté, jusqu’à ce que les eaux descendent de nouveau. On n’embauche pas.

Ce navire sélectionne ses passagers lui-même, selon une morale archaïque. Un comité de sélection est à l’œuvre, il arbitre chaque soir, en toute indépendance, qui inviter sur le Zeppelin. Ils commenceront à imprimer à compter de demain des cartons d’invitation nominatifs, postés au domicile des impétrants. Celui qui a reçu son carton, peut aussitôt se présenter au bureau pour demander son passeport et son carnet de route. Celui qui n’en reçoit pas… Tant pis pour lui ! Il n’a pas eu de chance ; en tout cas ils seront nombreux. Les événements des dernières années nous ont bien habitués à la vie aquatique. (Au demeurant, la revue saisonnière concurrente Bathyscaphe collecte déjà les signatures en vue de réunir les capitaux pour construire un hôtel subaquatique.) dans le courant des prochains mois tout homme et toute femme de la vie publique vit dans la fièvre de l’anticipation : - Recevrai-je une invitation, ne recevrai-je pas une invitation ? Il paraît que des bureaux de pari se sont ouverts pour exploiter ce nouveau filon.

Nous discutons les événements dans une grande excitation, pendant que le niveau de l’eau ne cesse de monter.

Justement, la nouvelle barque postale, de couleurs vives, des vendeurs de Színházi Élet fait son apparition. Elle distribue le dernier numéro de la revue : on y trouve déjà les conditions de "l’Élection de Miss Noé". Le jour du lancement du Zeppelin c’est la plus jolie passagère en personne qui lâchera une colombe de la paix, et si celle-ci ne revient pas, Imre Farkas revêtira les épaules de la Miss victorieuse du ruban Arc-en-Ciel.

Le groupe de presse Est placarde partout son nouveau concours : un tirage au sort parmi les abonnés permettra à un heureux gagnant de devenir gratuitement le propriétaire d’un terrain sur le Mont Ararat – dès l’atterrissage il pourra en prendre possession !

Tout mon après-midi passe dans une attente fiévreuse. Que vais-je devenir ? Recevrai-je ou ne recevrai-je pas une invitation ? De l’étagère non encore inondée de ma bibliothèque je descends la Bible et je commence à la feuilleter : savoir qu’à l’occasion du déluge historique, des animaux bien plus petits que moi ont aussi été pris dans la barque me rassure quelque peu.

Vers six heures l’eau me monte jusqu’à la ceinture. J’enfile un maillot, et vu que je ne me suis pas procuré un abonnement au bateau-bus, c’est simplement à pied que je me rends au café New York, où je rencontre Imre Nagy, l’excellent rédacteur du journal satirique Az Ojság[1]. À ma grande surprise il me demande de nouvelles blagues, il en collectionne depuis hier. Je me rends compte subitement que c’est très intelligent de sa part ! Il songe déjà à après le déluge, pour avoir du matériel nouveau d’avant le déluge !

Je téléphone plusieurs fois chez moi : quoi de neuf, le courrier est-il arrivé ? Enfin, vers huit heures, on me fait savoir qu’une lettre officielle est arrivée avec l’en-tête S.N.I..

Le cœur battant je nage jusqu’à la maison, en crawl, je pense, dans ma joie. C’est sûrement l’invitation – ils ont dû penser à moi !

Je décachette l’enveloppe, les mains tremblantes.

La Direction me fait savoir, d’une part avec joie, d’autre part avec regret, ce qui suit. En accord avec une décision de l’assemblée générale, ils ont été obligés de refuser la proposition d’un de mes admirateurs secrets concernant mon admission au Zeppelin Noé, pour manque de places – en revanche, à titre de compensation, ils m’ont intégré dans le comité de sélection. À compter de demain je ferai partie des personnes qui pourront proposer des passagers à l’admission.

Ah… b… bon ?!!

C’est comme ça ?!!

Une fois de plus, le cas habituel. Pistonné par moi, il sera possible d’obtenir des postes pour sauver des vies – mais moi je ne parviendrai pas au Pays de Canaan ?

Pas si vite !!

Eh bien – à la prochaine assemblée générale je ferai des propositions sur les noms qu’il faudra absolument désigner et ceux qu’il faudra refouler !

Le soir j’ai noté sur une liste quelques noms de personnes et de sociétés. En mon âme et conscience, et sans aucun intérêt personnel. Ça m’est égal, puisque je ne serai pas sur le Zeppelin.

Je vais proposer l’admission des personnes suivantes :

Le professeur Raisits, mon excellent ami, président de la Société Protectrice des Animaux.

Le petit Pethes. Pas Dénes.

Seulement deux parmi les artistes du cabaret pour éviter la concurrence dans le Nouveau Monde : Radó et Salamon.

Lajthay, oui. László Békeffi, non. Qu’il se débrouille tout seul s’il peut.

Dezső Szomory, oui. Berzeviczy, non.

Et László Márkus, et Hóman, et Voinovich. Qu’ils s’arrangent entre eux sur le bateau.

Sándor Góth, oui… et bon, tant pis, va aussi pour Madame Góth.

Bajor, Törzs, Hunyadi : oui.

Fábián, Vázsonyi : oui. Jenő Gál – ben, on verra !

Ferenc Molnár, oui.

Et enfin, Sajó, oui – Hacsek, non ! Non et non ! Ça leur apprendra !...

Amusez-vous bien sur le Mont Ararat !

 

Színházi Élet, 1933, n°30.

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[1] Az Ojság : journal satirique d’humour juif (1920-1939).