Frigyes Karinthy : Nouvelles parues dans la presse

 

afficher le texte en hongrois

ROMAN DES VIES, VIE DES ROMANS

La mode des biographies

Il n’est pas impossible que l’anecdote de la charmante comédienne, connue pour son manque de culture, devienne immortelle à la manière des mots naïfs célèbres (j’ai cité la semaine dernière celui de la princesse prérévolutionnaire exigeant de la brioche pour le peuple), qui naissent à la limite de deux époques culturelles, celle qui s’écroule et celle qui monte. C’est pourquoi je prends sans honte la peine de le redire. Cette comédienne, dont les mauvaises langues chuchotent qu’après la reprise d’une pièce de Shakespeare elle tenait à tout prix à rencontrer l’auteur, fut un jour surprise pendant une répétition par son directeur, profondément perdue dans la lecture de la biographie napoléonienne de Emil Ludwig, ce livre, malgré sa grande popularité, destiné à des lecteurs d’une solide culture. Il s’étonna, car il aurait supposé ce membre de sa troupe au niveau des romans policiers de gare, tout au plus – en pensée il lui demanda pardon d’avoir prêté crédit aux diffamations, et s’adressa à elle cette fois sur un ton amical, d’égal à égal :

- Alors, que dites-vous de ce livre, n’est-ce pas qu’il est magnifique ?

- Il est chouette, drôlement intéressant – répondit-elle sans même lever la tête du livre.

- Je pense bien, s’enthousiasma le directeur, et il sera de mieux en mieux, je vois que vous en êtes au milieu ; vous verrez, les chapitres les plus forts seront les derniers, l’Île Sainte Hélène et l’exil.

Alors la comédienne sursauta furieusement et jeta le livre par terre.

- C’est très méchant, vous dites la fin, j’aurais aimé la découvrir moi-même !

Hormis la douce mélancolie qui nous conduit à envier une âme simple si pure qui pendant la lecture d’une biographie de Napoléon cherche fiévreusement à savoir comment terminera son héros, les amoureux se réuniront-ils – l’innocence, comment dire, sans tache, de cette comédienne dont elle a fait preuve en matière d’études de l’histoire, a aussi une valeur culturelle : elle est l’une des figures symboliques et dernier mohican d’un des âges heureux qui, d’après une des "considérations inactuelles" de Nietzsche, sont grands, fertiles, admirables, parce qu’il leur manque la "vision historique" et le sens de l’histoire – ces âges se fichent du passé, de leur enseignement, ils s’intéressent infiniment plus au présent, et c’est ainsi qu’ils deviennent des modèles classiques, créateurs et formateurs, des exemples pour le futur. Le génie hellénique aurait fait jaillir de son sein Aristophane et Socrate même sans Hérodote, et il est certain que même les grands savants grecs en savaient moins que nous de leur passé proche qui pour nous est le passé lointain ; ils avaient pourtant plus à apprendre sur l’âme humaine que le savant moderne qui, en les contournant, a couru vers l’amont jusqu’à Néandertal pour retrouver les sources.

 

*

Si on regarde les choses comme ça, il en sort une fois de plus que c’est justement en matière d’imagination et de créativité que les temps s’amenuisent, ce qui, hélas, ne signifie même pas un véritable respect de l’histoire. Pour le moment la mode favorise les romans dont nous connaissons la fin à l’avance – les biographies romancées, tout au moins fortement personnalisées, des grands personnages de l’Histoire se vendent comme des petits pains, et leur succès incite de plus en plus d’écrivains excellents à écrire des biographies. On ne fabrique guère d’épopées poétiques dont le héros soit toute une époque, toute une nation, toute l’humanité, mais nous dirigeons volontiers l’extrémité la plus heureuse de notre longue-vue sur un personnage éminent de la foule, à condition qu’il soit près du bout de notre nez, et le même brave citoyen, qui ne remarque même pas quand sa femme s’achète un nouveau chapeau, se vante avec prédilection de la découverte de son biographe préféré selon laquelle Cléopâtre accueillait Antoine dans telle ou telle toilette.

Quelle mouche nous a piqués, qui a fait que tout à coup le passé nous soit devenu si précieux ?

 

*

J’ai trouvé la réponse à cette question en lisant Marie Antoinette de Stefan Zweig. Ce qui dans cet excellent livre, ravissant dans sa forme, intéresse le grand public, n’est en effet pas "le souffle du passé", n’est pas l’histoire, mais ce n’est même pas le roman : c’est un article de mode au sens le plus actuel du terme, comme le sont en général toutes ces nouvelles biographies. Celui qui s’intéresse vraiment à l’histoire, préfère aller chercher des sources d’époque – elles ne sont pas nombreuses ; en revanche les auteurs de biographies connaissent leurs lecteurs : ceux-ci souhaitent causer en société des figures de l’histoire, causer dans le ton à la mode de l’époque, sous le drapeau le plus contemporain, en se justifiant eux-mêmes à l’aide de ces fantômes arrachés à leur tombe que, pour un carnaval de nécromancie, ils habillent selon les possibilités en jumper ou autre tenue de sport afin de documenter "l’éternel humain" (comprenez : la mode du moment) par cet anachronisme. Marie Antoinette de Stefan Zweig est une héroïne d’un de ces bavardages désarmants, de niveau élevé, c’est néanmoins un commérage moderne, cette femme à double âme, moitié sex-appeal à la Marlène Dietrich, moitié mépris de la mort à la Mata-Hari ; son destin a été largement creusé par la psychanalyse freudienne qui dans la dialectique désarmante de Stefan Zweig explique du même coup comme accessoirement toute la révolution française en la déduisant de l’impuissance sexuelle de Louis XVI.

 

*

Non, non, mon cher Nietzsche, nous n’en sommes pas encore à une véritable vision de l’histoire. L’époque est encore suffisamment vivante pour repeindre tous les passés à sa propre couleur, et si cette couleur est un peu criarde, c’est tant pis. Une machine à photographier "artistique" installe les fantômes évoqués dans une pose qui lui convient, et gare au fantôme s’il n’affiche pas un sourire comme il faut vers l’esprit de l’époque – on l’affuble d’une retouche telle que sa propre mère ne le reconnaîtra pas, car ce qui importe ce n’est pas qu’il ressemble à lui-même mais qu’il ressemble à nous ; pour que nous le reconnaissions en société, et pour que pendant quelques semaines, jusqu’à l’épuisement du tirage, Madame Mayer sur la Friedrichstrasse et Madame Müller sur le Ring saluent d’un fier signe de tête leur chevalier, descendant tardif du baron Fersen, car sous l’effet du livre à la mode elles ont enfin réalisé à qui elles ressemblaient : à qui d’autre que la malheureuse reine de France.

 

*

Le souffle du passé authentique…

Il nous assaille depuis une seule des cinq cents pages, pour un instant, glaciale, sidérante, comme si un gouffre humide et sans fond s’ouvrait obscurément.

Sur cette page il n’y a aucun texte. Cette page représente une esquisse de David, peintre de l’époque, négligemment lancée ; le peintre s’était planté à l’angle de la rue, crayon décapsulé, lorsque la charrette cahotant vers l’échafaud s’y arrêta un instant dans le tumulte hurlant.

Il représente de profil cette vieille femme de trente-huit ans, les mains attachées dans le dos, qui avait été reine de France mais qui un instant immobilisée pour le futur dans le Présent par le caprice du génie s’est élevée de majesté royale en majesté humaine. Ce profil pourrait être la caricature d’une lavandière ou d’un clown retraité, on n’y reconnaît aucun signe aristocratique de sa lignée – mais si nous réalisons qui y est représenté et quand, en quelques traits nous recevons l’image d’une harmonie la plus humaine et pourtant la plus rare : ce sont la souffrance du Christ et le courage de Napoléon qui se rencontrent derrière le masque de cette laideur émouvante.

Cette esquisse rapide contient Marie Antoinette et la révolution française. En revanche le livre talentueux de Stefan Zweig n’est qu’une lecture intéressante et amusante.

Gril du cintrePesti Napló, 15 janvier 1933.

Article suivant paru dans Pesti Napló