Frigyes
Karinthy : Nouvelles parues dans la presse
MAUX DE CHIENS
Une
matinée à l’École Vétérinaire
Le professeur Emil Raitsits[1], au gouvernail de l’École
Supérieure Vétérinaire depuis trente ans, est assez
patient pour écouter jusqu’au bout ma modeste théorie
scientifique, raison de ma venue : la physiologie, la pathologie et la
thérapie des animaux, étant le terrain de recherche le plus
général, sont en réalité une science
supérieure à la médecine humaine, car du point de vue
physiologique l’homme n’est qu’une des multiples
espèces animales, par conséquent la médecine humaine doit
être tout au plus considérée comme une branche secondaire
dans la biologie comparée.
Il dit sur un ton conciliant :
- Eh bien on peut aussi voir la chose
comme ça. Mais accompagnez-moi donc au cabinet, je suis attendu par
trois patients.
Les trois malades, on le verra, sont deux
chiens et un canari.
*
Un caniche aux yeux intelligents. Son
maître remplit à sa place la "fiche personnelle", il
acquiesce simplement de la queue. Il souffre de douleurs, il gémit, il
ne mange plus. Le professeur le regarde.
- Pourquoi lui donnez-vous tant de
cuisses de poulet ? – établit-il en premier diagnostic
éclair. – Bon, couchez-le sur la table.
L’instant suivant le chien est
attaché à la table d’opération. Il gémit
à travers le museau bâillonné, tâche de cambrer les
reins, pendant que la pince pénètre en lui rapidement, et
déjà se retire : elle extrait un os énorme des
intestins de l’animal malade. « C’est fini, il peut
partir, il est guéri. Au suivant ! »
Un lévrier nain. Une grosse tumeur
sur le ventre. « Le cheval lui a donné un coup de
pied ! » - affirme la dame qui l’a amené. Un
hématome, je remarque savamment. Le professeur fait un geste de
dédain. – « Tenez-le bien. » - La seringue
pénètre dans la tumeur. – « Ce n’est
pas un coup de pied de cheval, dit le docteur, c’est bel et bien un
abcès. Nous allons le transférer à la chirurgie. Au
suivant ! »
Le patient suivant (à
l’attention des cantatrices sensibles !) est présenté
dans une cage. Il s’agit d’un canari du Harz. D’après
la dame qui l’accompagne « il est enroué depuis une
semaine. Le contre-ut ne sort plus. »
Le professeur passe la main dans la cage,
il sort l’oiseau. Une pince, une pipette.
- Veuillez regarder dans sa gorge,
m’invite-t-il, elle est rouge. Une laryngite.
Il lève l’oiseau comme une
montre gousset. Puis il l’approche victorieusement de mon oreille.
- Qu’est-ce que je disais ?
Vous entendez ce sifflement aux poumons ? Un sifflement mouillé
caractéristique. Il a bien pris froid. Ce genre de bête attrape
vite une pleurésie, il faut faire très attention.
Et déjà il s’adresse
à la dame.
- Vous lui donnerez du miel
mélangé à de l’eau, et un régime aux figues
et aux œufs. Inutile de lui faire des cataplasmes. Je vais prescrire de
l’hydropirine, quelques gouttes dans la gorge,
trois fois par jour. Au suivant !
Un pékinois borgne. On lui a
retiré un œil blessé quinze jours auparavant. On pourrait le
remplacer par un œil de verre, mais cette race le supporte mal, il
l’enlèverait avec ses pattes, il jouerait avec. Par ailleurs il se
rétablit bien, même avec un seul œil c’est un gaillard
redoutable.
*
Pendant que nous longeons les couloirs
décorés de tableaux instructifs et de masses
d’échantillons vers le service des maladies internes, je
m’enquiers des espèces apportées pour traitement, en dehors
des principales, les chiens et les bovins. Autant qu’il puisse
répondre de tête, cette année des ânes,
chèvres, poules, tourterelles, paons, sansonnets, geais, corneilles,
faucons, vautours, hiboux, dix sortes de singes, un lion, un raton laveur, un
renard, un phoque, une antilope, un gnou, une loutre, un écureuil, un
hérisson et une tortue lui sont déjà passés entre
les mains.
- Ah oui, ajouta-t-il pour
compléter, le mois dernier on m’a aussi apporté une cigale.
C’était une sorte de cigale domestique que l’on garde dans
un panier suspendu. Je ne me souviens plus de quoi elle souffrait – je
crois qu’elle avait beaucoup maigri.
- Un cas de cachexie, ai-je
remarqué poliment, probablement avait-elle trop chanté tout
l’été. Et si je peux me permettre : ne vous a-t-on
jamais apporté une fourmi ?
- Je n’en ai pas le souvenir.
- Mais tout de même, de quoi
pouvait souffrir vraiment cette cigale ? – me suis-je entêté,
mais le professeur me donne une réponse évasive.
Je réalise mon erreur.
Évidemment, le secret médical. Du tact à
l’égard des proches de la cigale.
*
Il y a tout ici : médecine
interne, chirurgie, stomatologie, obstétrique, dans chaque service des
salles d’enseignement, des blocs opératoires, des comptoirs
d’admission, des salles de consultation en externe. Sur la porte des
chambres l’écriteau réglementaire :
« Visites exclusivement entre quinze et seize heures ».
Moi je suis favorisé, les savants et
aimables adjoints du professeur me font tout visiter, pendant que nous
discutons de mendélisme, de
génétique ou des dernières expériences.
Je trouve étrange l’absence de
services psychologique et psychiatrique. Ils me répondent qu’il en
a été question, mais l’argent manque, le magnifique
élan de développement est stoppé depuis la crise. Au
demeurant il existe une unité psychologique extrêmement bien
équipée à Leipzig, ils collaborent.
Il ne serait pas inintéressant de
monter chez nous une clinique psychanalytique : nous avons tant d’excellents analystes, des
freudiens, des stékeliens, des
adlériens, que l’on pourrait enrôler. Je pense depuis
longtemps qu’une psychanalyse poussée pourrait traiter la manie de
persécution des lapins, le sadisme des lions, le masochisme des agneaux,
la nervosité hystérico-neurologique de
la mante religieuse qui dévore la tête de son mâle ou le
complexe d’Œdipe de la
truie dévorant sa progéniture.
L’équipement du bloc
opératoire des plus grands animaux (cheval, vache, une fois même
un chameau !) est très intéressant. Des sangles pendent
depuis d’immenses et solides étagères, pour immobiliser les
animaux. On les opère d’occlusions intestinales, de tumeurs, de
fractures et de luxations, comme les humains.
Et eux aussi, depuis les canaris
jusqu’aux girafes, souffrent comme nous : regardez ces yeux
paniqués, remarquez leurs membres tremblants, quand ils arrivent sur la
table d’opération, imaginez la pulsation de votre propre gorge,
votre propre haut-le-cœur au moment où le bistouri guérisseur
pénètre dans leur chair vivante – votre compassion vous
fera comprendre la pensée de Saint-François sur la
fraternité des êtres vivants.
La communauté de la souffrance fait
du moustique un éléphant et de l’éléphant un
moustique, et dans cette misère universelle les canaris et les chiens,
les vaches et les porcs, les sauterelles et les insectes sont tous mes
frères.
Un jeune faon se promène dans le
jardin. Il est charmant comme un élève comédien, mais
– que voulez-vous – (il n’a pas à se faire du souci,
je ne divulguerai pas son nom) il souffre d’un mal très
prosaïque : la diarrhée. Ce n’est pas grave, on le
guérira.
Au bloc des accouchements une chatte et une
chienne, avec des bandages au ventre. Elles ont eu une césarienne, les
deux sont en convalescence.
Dans une autre cage un pouli
jappe allègrement, sa patte fracturée est guérie. Il a
été apporté pour euthanasie, mais les médecins
l’ont pris en pitié, l’ont soigné et le traitent
gratuitement depuis.
La morgue. Un chien vieux, galeux, il ne
vaut plus la peine de s’en occuper, il a perdu toutes ses dents. On le
piquera ce soir à la strychnine dans le cœur, il lève sur
moi un regard interrogateur et triste.
Une martre atteinte de dermatose. Un long traitement. Pourquoi diable,
à quoi cela sert, demandé-je, car cette fois je sors de mes gonds
– pourquoi faut-il traiter une martre ? Je n’y suis pas
– c’est un furet, on s’en sert comme d’un faucon,
c’est la prunelle des yeux de son maître.
Un porc expérimental. On lui a
retiré l’estomac, on le nourrit par l’intestin grêle.
Il semble tout à fait à l’aise mais il est très
pâle, sa peau est presque transparente.
Son regard est quasiment
transfiguré. Un martyr de la science.
*
Au laboratoire nous examinons des
prélèvements au microscope. On observe un minuscule parasite
entre les deux cuisses d’une puce.
La puce de la puce. Elle doit être
furieuse contre l’intrus.
Par chance la puce de la puce a aussi sa
puce : une sorte d’isopode microscopique.
Mais ce dernier est dérangé
par des bactéries. La nuit il sursaute dans sa colère, il allume
une bougie, sacrebleu, une fois de plus on n’a pas détruit les
punaises ici.
Il y a une justice en ce monde.
Az Est, 2 juillet 1933.
[1] Emil Raitsits (1882-1934). Professeur de médecine vétérinaire. Fondateur de la cynologie hongroise (sélection des races canines).