Frigyes Karinthy : Nouvelles parues dans la presse

 

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PARMI LES DÉBRIS D’UNE VIE NAUFRAGÉE

Entre deux et quatre heures, Place Teleki[1]

La scène rappelle absolument le pont d’un paquebot de luxe ayant fait naufrage, visité depuis un scaphandre. Le paquebot de luxe c’est la vie d’une métropole, avec ses quatre classes ; l’écueil c’est la crise où le navire a échoué, les quatre classes ont coulé ensemble, les malles de la vie des pauvres et des riches se sont mélangées et s’amoncellent là, salies et boueuses : des poissons mendiants, des crevettes, des araignées de mer et des requins font leurs ballets entre elles, affamés de nourriture et les uns des autres. De la partie de l’épave restée en surface quelques objets oubliés continuent de dériver : un peigne, une brosse à dents, une valise, une machine à coudre, un moulin à café.

 

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On entend souvent ce genre de phrase : regarde, c’est assez beau, et pas trop cher. Mais Place Teleki tu trouveras la même chose pour le quart du prix, il ne faut pas avoir honte, achète-le en secret, est-il nécessaire qu’on sache que tu l’as acheté Place Teleki ?

La Place Teleki !

Le dernier secret espoir du bourgeois ruiné qui aimerait encore maintenir l’apparence de pouvoir s’offrir des meubles, un tapis, une queue-de-pie, un smoking ; l’idée désespérée avant de se suicider de celui qui a tout perdu : à bas l’avarice, tenez, voici mes chaussures, mon chapeau, je me jette de toute façon dans le Danube à moins qu’un miracle ne se produise avant ce soir. Pour un va-nu-pieds c’est l’Eldorado, un bazar oriental, la corne d’abondance pleine de tous les trésors de Darius, la dernière station pour celui à qui sa paire de chaussures est la barque dans laquelle il descendra les eaux du Léthé.

Une contrée étrange.

Une ville enchantée dans la ville, avec son langage, ses coutumes, ses lois propres. Et, tiens : son propre humour macabre, l’amour-propre d’une nation, retourné à l’envers.

Et l’orgueil. Le premier "bon mot" qui me frappe l’oreille quitte les lèvres d’un marchand de chiffons : « Vous m’offrez deux pengoes pour ce pardessus, mais où vous croyez-vous, Place Teleki peut-être ? »

 

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En 1896 Pest ne comptait que vingt-cinq brocanteurs, aujourd’hui ils sont mille huit cents, dont cinq cent sont vendeurs ici, les autres sont ambulants, parcourent les rues et les cours des immeubles dehors, dans le grand monde. Grande est la misère, les acheteurs manquent.

 

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Naguère l’image qu’offre le désordre, le mélange de la misère et de l’entassement, on la qualifiait de pittoresque. Ce critère hautement artistique peut avaler toutes les impressions : le spectacle que fixe instantanément mon photographe, Maître Zubor, est effectivement digne du pinceau de Rembrandt, Brueghel ou Whistler. Mais moi je représente ici l’oreille et non l’œil, ce sont les hommes qui m’intéressent, quelques personnages éphémères qui jaillissent à proximité de mon scaphandre.

- Que vendez-vous ce matin ? – demandé-je à une petite vieille devant des chaussures.

- Je suis pure, comme la rosière d’autrefois. Regardez cette paire… je vous les fais pour six, ma parole, alors vous me proposez combien ?

 

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Sur le langage de cette contrée (j’y consacrerai un livre) la phrase ci-dessus permet de se faire une idée. Elle n’a pas de début, de milieu ni de fin. La conversation n’a pas un contenu composé. Chacun poursuit un monologue fleuve, coulant de lui-même, en deux ou trois mots, commencé quelque part à l’âge de pierre, sans sujet ni verbe, de toute façon on sait de quoi il s’agit : me donnes-tu de l’argent ou ne m’en donnes-tu pas ?

Par exemple. L’indigène qui a attrapé ton pardessus par-derrière et t’a détourné de devant l’indigène concurrent (qui, au demeurant, n’en est nullement surpris ni fâché), résume ainsi la présentation, les salutations, l’intérêt pour ton bien-être et le mérite des relations commerciales à venir :

- Vous le voulez comment ?

Cela signifie que toi qui ignores même qui t’a tiraillé dans le dos, ce qu’il vend, dans quelle boutique et pour quel prix, tu achèteras quelque chose, quoi ? Tu n’en as pas la moindre idée, mais ne perdons pas le temps à des transactions, négociations, sélection, dis seulement comment doit être l’article dont il finira bien par apparaître ce que ce sera, c’est moins important que comment il devra être.

Il est inutile de commencer le marchandage chez Adam et Ève.

Une phrase en langage indigène d’un seul tenant :

- Écoutez mon Monsieur, où vous courez comme ça, j’ai pour vous un tapis, vous me fourguez un billet de dix, ça m’a coûté seize à moi, ne chipotez pas, aucune affaire possible pour moins de cinq, alors combien vous donnez ?

Ou, la concision classique avec laquelle un "marchand libre" me fourre sa boîte sous le nez, sans attendre que je regarde ce qu’elle contient :

- Pas même cinq ?

Mais ils ont leur fierté, ils ne tolèrent pas la plaisanterie débridée. Un indigène qui réclamait onze et à qui j’offrais huit, s’est vexé et m’a dit d’aller me moquer des terrassiers.

Je n’ai pas dû faire une offre vraiment sérieuse. Si j’avais commencé le marchandage avec moins deux ou moins un et demi, il m’aurait considéré comme un client sérieux qui aurait tout au moins l’intention d’acheter.

 

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Les terrassiers chez qui on m’a envoyé plaisanter ne sont pas d’humeur à rire. Cela fait des mois qu’ils sont là en attendant leur chance, ils vivent dans la boue, au bas mot ils sont un peu nerveux.

On ne peut même pas dire que c’est leurs folles dépenses et leur prodigalité qui les auraient mis dans une situation aussi lamentable. Le barbier vous rase pour quatre, oui, vous entendez bien, pour quatre fillérs, et pour huit il vous coupe les cheveux. Aux cartes non plus on ne joue pas gros ici. En revanche, ils dépensent beaucoup en exigences culturelles – la grille de mots croisés que ce gaillard essaye là-bas de déchiffrer représente dans son budget une ligne à peu près aussi considérable que dans celui de la ville de Londres la gestion du British Museum avec sa bibliothèque.

Au demeurant, c’est un peuple philosophe. Un agent de police pince justement un "vendeur clandestin" qui cherche à vendre des chaussures à la sauvette. Le coupable ne paraît pas surpris outre mesure : il me rassure, il ne sera condamné qu’à trois pengoes – pendant qu’on l’embarque par le col, il se retourne jovialement vers moi et dit : j’ai déjà deux condamnations, j’attends d’en avoir cinq ou six pour purger le tout en bloc.

Un des terrassiers hoche la tête avec sérieux et dit :

- Ils sont comme ça, ceux-là. C’est ça que vous devez écrire, Monsieur. La grande misère bactérise (sic) la tête de l’homme.

Leur passe-temps préféré est tout de même la politique. J’entends fréquemment prononcer le nom d’hommes politiques illustres.

 

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Une bicyclette à une roue est adossée au mur. L’artiste n’est pas là, il est allé vendre son habit, il aimerait avoir de quoi se rendre à Vienne.

Une paire de chaussures coûte vingt fillérs. Un landau authentiquement américain coûte deux pengoes.

Un récepteur d’occasion, une vieillerie pitoyable : un cinquante. Je cherche un avion usagé, des années quatre-vingt : il y a rupture de stock, mais ils en trouveront pour demain, je n’aurai qu’à revenir.

Un complet, une pelisse, deux vestons et un pantalon gris, un uniforme de lieutenant qui se tourne spontanément vers le mur : il a honte de se trouver ici.

 

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Je suis populaire. Toute la Place Teleki est au courant de ma visite, même si les rumeurs exagèrent un peu. J’apprends par mon secrétaire qu’il a entendu qu’un commerçant est allé prévenir la boutique voisine : il paraît que l’archiduc Frigyes est en visite sur la Place.

Pour un pengoe vingt j’ai acheté La Tragédie de l’Homme de Madách, en édition de luxe, avec les gravures de Mihály Zichy[2]. Il s’ouvre tout seul à la page où Adam avance jusqu’au bord du rocher :

- « Un saut – et c’en est fini de la comédie… »

 

*

Les sandales… j’aurais quand même dû les acheter… Je fais dire par la présente à celui qui les proposait, deux vingt, mais c’est mon dernier mot, si c’est d’accord, qu’il le dise, et alors je reviendrai les chercher demain, à minuit, seul, en fausse barbe du fond de ma pénombre tombale…

                       

Az Est, 9 juillet 1933.

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[1] Le grand marché aux puces de Budapest en 1933.

[2] Mihály Zichy (1827-1906). Peintre et dessinateur hongrois.