Frigyes Karinthy : Nouvelles parues dans la presse

 

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ET QU’EN PENSE LA RUE ?

(Un quart d’heure au foyer de l’opinion publique)

Ce reportage aurait pu être inspiré par Monsieur Trèjuste. Son idée a germé d’une pensée saugrenue : que se passerait-il si un jour le journaliste prenait sa tâche à la lettre ?

Cette tâche est clairement définie par la phraséologie des éditoriaux.

Entendez : le journaliste est d’une part le "porte-parole du public", et il est d’autre part le "représentant fidèle de l’opinion publique", un instrument fiable qui permet à l’éternel Présent, à l’immortel Aujourd’hui d’exprimer le jugement du Grand Public sur tous les événements, "en tenant sa main sur le pouls de la Vie".

Eh bien, journaliste ? je me dis, soyons journaliste, reportage ? Faisons un reportage.

Vous connaissez le jeu cher à nos pères, le "secrétaire", qui consiste à réunir deux personnes de leurs connaissances dans une situation compromettante, pour poser à la fin la question : « Et qu’en dira-t-on ? ».

Eh bien, ce midi j’ai dit au photographe : ouste, prends ta machine, allons dans la rue, arrêtons-nous à un grand carrefour et notons l’opinion publique, toi les images, moi les paroles.

Ils veulent que ça pulse ? Eh bien ça va pulser.

Je me plante au coin du boulevard et je note en secret chaque mot que j’attrape.

Le résultat, la récolte de mon reportage, je le recommande à la bienveillance de mes chers lecteurs qui naîtront dans cent ou deux cents ans, et qui feuilletteront le numéro jauni, bruissant, de Az Est daté d’aujourd’hui, dans un coin reculé d’un futur musée de la presse.

Le lecteur de Az Est paraissant ce midi haussera peut-être les épaules, qu’est-ce que c’est ça, dira-t-il, des demi-phrases, des mots incohérents, des fragments de textes que j’aurais débité négligemment et distraitement moi-même ce matin, dans la rue, en me promenant avec mon copain Ödön ? Où est le sensationnel là-dedans ?

Tourne encore les feuilles, ami d’Ödön, tu le trouveras ton reportage sensationnel sur une autre page.

Cette modeste page-ci est destinée à ton arrière-arrière-petit-fils et à l’arrière-arrière-petit-fils de Monsieur Ödön, pour qui je ne peux pas imaginer de lecture plus excitante que celle-ci, dans laquelle il est reproduit ce que vous vous êtes dit tous les deux, négligemment et distraitement, puisque dans l’hypothèse que personne ne vous écoutait, le voyeur à l’oreille fine d’un avenir lointain jouira de cette prise de vues in flagranti, à travers la porte de chêne fermée des siècles, par le trou de la serrure.

 

*

Un homme jeune, avec à son bras une jolie blonde.

Lui : … pour Géza ?

Elle : Et alors ? Elle a raison. S’il ne peut pas avec son salaire ? L’accepter ne fait pas de lui un gigolo pour autant, de toute façon…

Lui : Tu m’as mal compris. Ce n’est pas sur le plan moral que…

 

*

Une dame plus âgée, avec une dame jeune.

Dame âgée : … de ta faute.

Dame jeune : Je dois encore porter ce chiffon horrible et démodé, bouffé aux mites ?

Dame âgée : Elles l’ont bouffé, et alors ! Contente-toi de lui plaire.

Dame jeune : Tante Ilka, vous prenez toujours son…

 

*

Un officier avec un civil.

Le civil : …qu’ils crèvent tous, qu’on les explose, cette bande de…

L’officier : Écoute, la semaine prochaine je vais à Miskolc passer mon examen… d’ici-là si ces affaires…

 

*

Un petit garçon avec la bonne. Le petit garçon résiste, se fait tirer.

La bonne : Pourquoi vous faite-vous tirer, vous me prenez pour un cheval, je ne suis pas un cheval…

Le petit garçon (distraitement) : A… a… chèchète-le…, Böske…, a… a… chèchète-le…, moi (Il ne sait plus du tout ce que Böske devrait lui acheter, il avait dû voir un objet un quart d’heure plus tôt, il a déjà oublié quoi, mais il répète mécaniquement.)

 

*

Deux garçons.

Premier garçon : Tu mens, c’est moi qui ai marqué, Metzger se tenait près de là, la balle a rebondi sur lui, mais c’est moi qui l’ai envoyée dans les buts.

Deuxième garçon : Alors j’avalerai ta tête et le ballon avec, et…

 

*

Deux jeunes de vingt ans.

Premier jeune homme : Heureusement, l’avocat des artisans est en vacances, aucun problème pendant quelques semaines…

Deuxième jeune homme : Mais alors ça baigne ! D’ici-là tu pourrais même être élu garde de la Couronne…

 

*

Trois personnes s’arrêtent, une sorte d’artisan, un commis et une bonne.

L’artisan (Il enfonce son béret sur sa tête).

Le commis : Tu sais ce qu’est ta tête comme ça ?

L’artisan : Alors c’est quoi, imbécile ?

Le commis : Une piscine couverte…

La bonne (Elle rigole).

 

*

Un grand gros et un petit maigre.

Le grand gros : … lui il dormait encore du sommeil du juste…

Le petit maigre : … il dormait du sommeil des directeurs, tu veux dire…

 

*

Deux dames.

L’une : … et tu te rends compte, il fallait l’opérer, elle avait une antilope dans la gorge…

Pardon ? Elle voulait peut-être dire un polype.

 

*

Mon photographe flatte le petit garçon qui s’est aperçu qu’on le photographiait :

- Attention, le petit oiseau ne va pas tarder à sortir…

Le petit garçon (d’une voix basse) : Ne faites pas le malin, réglez le diaphragme sur six et demi et déclenchez.

 

*

Et vlan !

Une jeune demoiselle au bras de son fiancé, je veux l’interviewer, elle parle d’un meurtre épouvantable qu’elle vient de commettre… Voyant ma mine effarée, elle se tourne vers moi.

La jeune demoiselle (ironiquement) : Mes respects, Maître, alors comme ça, vous me mettez dans le reportage ? Donnez-moi d’abord un autographe…

Ça suffit ! Arrêtons-nous là.

 

*

C’est tout.

Qu’en dis-tu, mon arrière-arrière-petit-fils ?

Tu trouves cette matière maigrichonne par rapport aux temps historiques que nous vivons, et dont vous parlerez à l’école avec frisson et recueillement ?

Je te rassure : aux matins de la percée de Gorlice, du jour de deuil de Trianon, de l’explosion de la commune de 1919 j’ai pu noter des dialogues du même genre. Maintenant je peux avouer qu’alors aussi je faisais des expériences.

La rue reste toujours la rue, les gens restent toujours les gens, ce qu’ils pensent reste un secret : ils ne parlent explicitement que de ce qui les intéresse directement.

Stendhal dans une de ses œuvres rapporte une de ses matinées silencieuses et idylliques près de Leipzig, dans une clairière, avec un doux murmure dans l’arrière-plan. Il n’a appris que des semaines plus tard que ce jour-là, le 7 juillet 1814, il se trouvait en plein milieu de la scène de la plus grande bataille du siècle, "la bataille des peuples".

 

Az Est, 16 juillet 1933.

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