Frigyes Karinthy : Nouvelles parues dans la presse

 

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LANCE-BOMBE SILENCIEUX

Utopie d’un soir d’été

44-lance bombe silencieux l’est divin, la vallée du Danube de Verőce à Visegrád, dans l’opulence du soir d’été, surtout ce merveilleux spectacle en deux actes, l’alternance du soleil couchant et de la pleine lune. Notre canot à moteur, tel un couteau aiguisé, fend longuement la surface huileuse du fleuve, des arbres pendent dans l’eau du bord de petits îlots anonymes, on les entend presque boire à petites gorgées.

Ou plutôt on les entendrait si le moteur ne vrombissait pas aussi absurdement. Dommage qu’on ne puisse pas associer cette splendeur double, la fuite rapide du poisson ou de l’hydrophile et le silence solennel digne de ce cadre ; apparemment le bruit inutile produit par ce petit véhicule augmente en proportion de sa puissance.

Inutile mais pas inévitable - je l’apprends d’un bout de journal dans lequel mon en-cas est emballé : en finissant mon croissant beurré je lis distraitement les nouvelles. La flotte de guerre britannique expérimente un nouveau bombardier. Il sera parfaitement silencieux ; le fonctionnement de ses moteurs Rolls-Royce permettant la vitesse de trois cents kilomètres à l’heure ne peut être décelé même par les instruments de "recherche sonore" les plus perfectionnés (savez-vous que cela existe chez les militaires ?) ; actuellement les techniciens s’efforcent de réduire aussi à zéro le bruit de l’hélice, la musique militaire de l’avenir s’enrichira une nouvelle fois d’une merveille redoutable dont la vocation sera d’atteindre sans le moindre bruit son objectif où il pourra lâcher sa bombe.

 

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Car la musique de l’avenir sera une musique militaire. Le plus triste est que son orchestre fait sonner des instruments de plus en plus nobles. L’utopiste que je suis, l’admirateur maniaque des progrès de l’art et de la culture, s’arrête devant ce progrès avec un sentiment double et confus, tel l’affamé qui sait que le nectar et l’ambroisie qu’on lui offre sont empoisonnés. Je me souviens bien, jeune troufion de vingt ans, de la soudaineté avec laquelle j’ai sauté de mon lit de camp à Piliscsaba le premier soir lorsqu’a retenti un des plus beaux motifs d’un des chefs-d’œuvre de Haydn, la partition du couvre-feu au clairon de l’armée austro-hongroise - quel conflit cela a été dans ma jeune âme, comme les pleurs ont jailli dans ma gorge ! J’adorais tout ce qui est beau, tout ce qui aspire à la perfection - je détestais tout ce qui est brutal, violent, tout ce qui détruit : et là c’est avec les nerfs sous ce charme que je devais m’adonner au miracle de l’art le plus parfait, la musique, alors que le noble Apollon s’était mis au service de la brutalité et de la destruction pour la gloire de Mars, ce vantard imbécile ! Oui, le chant de guerre est une belle musique - comment donc un cœur d’homme véritable et une raison d’homme véritable peuvent-ils se sortir de ce dilemme tragique, après l’expérience d’une guerre mondiale ?

 

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Alors je croyais encore possible l’existence d’une solution romantique. Sous le titre de "Sport de guerre" j’ai écrit un essai pour un magazine de Budapest depuis le camp de Piliscsaba : j’avais imaginé un avenir idéal où le but de la lutte, du corps à corps viril, du mépris beau et courageux de la mort, ne sera plus l’intérêt matériel ni le désir rapace du pouvoir. Nous nous battrons entre nous pour des biens éthiques, en tournois chevaleresques, nous les "chevaliers de l’Europe" sous la bannière d’un idéal commun, à peu près comme les Nordistes et les Sudistes se battaient autour d’une question de principe, l’abolition de l’esclavage. Ce combat ne rendra pas inutiles les vertus militaires même après la naissance de l’État Mondial ; la Paix Mondiale elle-même signifiera seulement dans l’histoire des vertus qu’on luttera désormais contre notre ennemi commun, la marâtre nature, nous, adversaires entraînés au "sport" qui prépare au combat.

 

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C’était bien évidemment un tapage immature et inconsistant, et le "knock-out" par lequel la guerre mondiale a mis une fin à mes rêveries naïves s’est finalement avéré être une saine leçon. Néanmoins le dilemme je ne le vois toujours pas complètement insoluble.

Seulement je l’exprime de façon plus rationnelle.

 

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De quoi s’agit-il ?

Le point de départ est un raisonnement dont la logique est indubitablement juste. Le fait allant de soi que la culture européenne, tout au moins dans ses manifestations physiques (technique, pédagogie, hygiène, les arts se renforçant mutuellement) a pris le dessus sur les autres cultures du monde, est en relation évidente avec les luttes amères et misérables auxquelles l’inclémence de ce qu’on appelle le climat tempéré a forcé le matériau humain qui l’habitait. L’alternance folle et quasi imprévisible du froid rigoureux et de la chaleur étouffante l’a à la fois ramolli et endurci en calculateur intelligent, prévoyant et malin. La nécessité de s’adapter a accouché d’une quantité de talents, or la nature du talent est de se multiplier et se différencier, au-delà de la nécessité, jusqu’à l’infini.

Se battre contre la nature entre les décors de la tragédie des quatre saisons a naturellement conduit les Européens à une permanence du combat entre eux ; mais l’homme européen a gardé sa qualité de produire des talents tout au long de ses guerres sans fin.

 

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Nulle part au monde ne s’est produit un effet mutuel aussi merveilleux entre la culture de la paix et la civilisation de la guerre en direction du progrès, que dans notre patrie européenne.

Depuis l’invention de la poudre chaque temps de guerre a surpassé d’un millénaire le précédent dans son équipement technique ; et les temps de paix successifs tiraient de ces guerres des trésors d’enseignement.

Ceci est malheureusement indéniable - malheureusement, parce que cette forme du progrès offre de nombreux arguments plaisants à la dialectique du militarisme superficiel et stupide.

Il est indéniable par exemple que la guerre mondiale :

- a donné un élan incroyable à la chirurgie réparatrice, en lui produisant du matériau à étudier ; elle a en même temps inspiré la technique des mécanismes propres à tuer et à blesser, des inventions diaboliquement géniales. La contradiction est flagrante : le Mal et le Bien, le Diable et l’Ange, ont clôturé leurs comptes avec des bénéfices égaux

- les installations améliorant le confort de l’homme, contribuant à l’essor rapide des transports, au prolongement de la vie et à l’enrichissement du contenu de cette vie, ont presque atteint le maximum du possible, mais en même temps la misère à l’issue de la guerre nous a interdit d’en jouir, et le rêve du siècle passé que l’homme fasse faire son travail par la machine, s’est réalisé sous la forme d’une terrible malédiction dans le chômage. Abondance et Nécessité. Riches et pauvres ont clos leurs comptes avec un même dégât.

C’est de ces mêmes dégâts et mêmes bénéfices qu’est sortie la balance du néant dans lequel nous vivons.

Et le processus dure toujours.

Voici la guerre économique. Elle a hissé des murs devant le flot des produits de la libre concurrence ; elle a rendu impossible la distribution des biens, l’épanouissement du progrès. Mais en même temps dans le dos les bastions acculés derrière les murs de chaque État, assiégés et affamés, les industries nationales ont pris un élan brillant : notre cœur chante quand nous voyons ce dont est capable l’inventivité, quand elle est contrainte à découvrir encore et mieux le fil à couper le beurre. - La Hongrie est devenue une petite île de Robinson, et on a constaté que nous savons tout faire : les produits hongrois valent les meilleurs, et le nombre de nos inventeurs explose.

Pour quel résultat ?

Un jour… Dans cent ans ou dans mille ans… Quand la Grande Révolution les frappera : le pacifisme de la Raison et du Courage. Une nuit nous capturerons leurs lance-bombes silencieux, leurs rayons invisibles, tout le chef-d’œuvre de leur appareillage qui sert aujourd’hui la destruction, et nous mettrons à la place la vie curieuse de la vie, la vie aspirant à la vie, la vie combattant pour la vie, quand il vaudra la peine de nous battre pour son prolongement et non pour son raccourcissement.

 

Pesti Napló, 16 juillet 1933.

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