Frigyes
Karinthy : Nouvelles parues dans la presse
petite interview
d’un receveur de tram
Cinq minutes, sur la
ligne faubourienne, pendant lesquelles le tramway file presque vide.
- Vous êtes journaliste,
Monsieur ?
- Quelque chose comme ça.
Permettez-moi, tant que vous êtes inoccupé, de pouvoir exercer mon
métier. Je vais vous interviewer. À mon sens votre profession est
intéressante parce que vous êtes en contact avec
énormément de monde. Vous avez forcément des
expériences que l’on ne peut acquérir qu’à
votre poste. Comment reconnaissez-vous par exemple les resquilleurs ?
- Il y en a de deux sortes :
l’occasionnel et le passionné de naissance. Le premier n’a
tout simplement pas de quoi payer ou il préférerait garder le peu
qu’il a. Ceux-là se trahissent, ils sont angoissés, ils ont
une attitude particulière, ils regardent par la fenêtre, ils
guettent un éventuel contrôleur. Parfois j’ai pitié
d’eux, je les laisse courir. Le second exerce la
resquille comme un sport. Il s’enfonce dans un journal, dans un livre, il
fait le sourd, je peux bien hurler près de son oreille ! Si je lui
tape amicalement l’épaule, il lève des yeux hagards comme
réveillé d’un monde de rêves, il simule un
héros de bandes dessinées qui revient à lui d’un
évanouissement et demande d’une voix mourante
« où suis-je ? ». Il fouille dans ses poches,
il ne trouve pas son porte-monnaie. Il y en a aussi de plus raffinés qui
ne travaillent pas avec des trucs aussi transparents. Celui qui serre la
monnaie dans son poing, pour que, si on le rappelle à l’ordre, il
puisse l’exhiber : il avait tout préparé, loin de lui
vouloir resquiller. Ces derniers sont les plus rusés, si on les suit du
regard quand ils descendent, on les voit sortir leur porte-monnaie avec
satisfaction et y verser les pièces ainsi sauvées. Et
n’oublions pas non plus "le provincial".
- C’est qui,
celui-là ?
- Tantôt un vieux monsieur
moustachu, tantôt une brave dame. Ils disent ne pas bien se retrouver
dans cette monstrueuse grande ville, le diable l’emporte… Ils
n’ont pas de veine, ils montent toujours dans une rame allant dans le
mauvais sens – après, eux de s’étonner, de
s’effrayer, de descendre au plus vite à l’arrêt
suivant. Et gauches comme ils se prétendent, les pauvres, ils
remonteront une nouvelle fois dans le
même sens et feront six ou sept stations. Il n’y aurait
qu’une seule protection contre eux, une carte d’identité
obligatoire, qui révélerait le plus souvent qu’ils sont
nés à Budapest.
- Il existe tout de même aussi
de vrais distraits ?
- Bien sûr. J’ai
déjà pensé un jour dresser la liste de tout ce que des voyageurs
en train de bavarder, de lire ou de somnoler m’ont remis en guise de
billet : clé de portail, étui à cigarette, canif,
flacon d’eau de Cologne, stylo-plume, revolver.
- Revolver ?
- Absolument. La personne en
était plus effrayée que moi, quand elle s’en est rendu
compte. J’ai été obligé de la rassurer et dire que
cela peut arriver. La personne la plus charmante est celle qui me serre la main
quand je lui tends la mienne pour l’argent. Mais excusez-moi, je n’ai
plus le temps, six voyageurs sont montés entre-temps – on
continuera une autre fois. Où comptez-vous
faire paraître cette conversation ?
- Nulle part. Je voulais seulement
vous montrer le type de resquilleur qui converse
plutôt qu’acheter son ticket. Au revoir ! (Il saute du
tram.).
Pesti
Napló, 18 juillet 1933.