Frigyes Karinthy : Nouvelles parues dans la presse

 

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ANGES SANS AILES

Spectacle d’acrobates au cirque d’été

Le numéro suivant, le treize, la parade fait des tours délicats sur l’estrade du manège. On tend un filet en forme de croix, à hauteur d’homme, sous les trapèzes fixés dans le chapiteau. Les haubans se tendent. Les projecteurs s’allument. Un faisceau lumineux est dirigé sur l’entrée. Des étoiles étincellent en hauteur. Coup de gong. Entrée silencieuse des huit acrobates sveltes, en maillot bleu – on les remarque à peine, et déjà ils flottent dans les tissus arachnéens des échelles qui grimpent à une hauteur de quatre étages.

Dans les airs deux paires de trapèzes se font face à une distance respectable. Deux acrobates de chaque côté. Ils prennent place avec grâce et légèreté. Ce silence d’aquarium est transpercé par un cri perçant et joyeux – on remarque seulement sur la balançoire la plus proche le Clown portant un maillot personnalisé détonant sur les maillots bleus.

 

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On n’échappe pas à l’effet éternel du romantisme du cirque : les frères Goncourt ont raison, et Herman Bang[1], le poète de Quatre diables également. L’acrobate est tout autant le héros emblématique et le prototype de ce romantisme que l’est Werther ou le poète phtisique dans le monde de l’amour romantique.

Ici comme là-bas, un trait éternel incube au fond de cet effet, mais celui-ci est peut-être encore plus archaïque, plus général.

Le spectacle commence.

Un des binômes trapéziste démarre d’abord. Le premier glisse tel une couleuvre, il attrape la barre par en bas, prend son élan. Face à lui son compagnon s’accroche à la corde par les pieds, pend la tête en bas, immobile. Le trapèze siffle, au-delà de l’horizontale. Le corps de l’acrobate se tend légèrement, il a maintenant atteint le point mort, et il lâche alors la barre avec la même légèreté naturelle et évidente que l’hirondelle bascule sur le fil télégraphique. Il fait un double looping en l’air – et déjà il a attrapé les deux mains pendantes de son complice – il les attrape, mais juste pour s’y balancer une fois, avant de les relâcher, au point le plus élevé. Maintenant il virevolte d’un tour et demi autour de son axe longitudinal, en un temps ni plus ni moins long que nécessaire, à la seconde près. Le trapèze vide, abandonné, l’a justement rejoint dans son balancement ; la rencontre de l’homme et de l’objet s’est produite de façon aussi sûre et précise qu’un événement astral : une éclipse de lune ou de soleil. Les mains de l’homme ont attrapé le trapèze présent au rendez-vous, ils se ressoudent en un, et la deuxième partie peut commencer.

Cette fois c’est le second duo d’athlètes qui s’élancent. Les deux paires de papillons bleus voltigent en alternance, l’image se ravive, les élans deviennent plus hardis, le rythme des loopings s’accélère, ta tête passe de l’un à l’autre, tu restes bouche bée, souffle coupé, à ton sens il est impossible que les deux corps ne se heurtent pas dans leur chassé-croisé. Mais ensuite tu te laisses emporter, de même que tu ne crains pas que les libellules qui zigzaguent au-dessus du miroir de l’eau se heurtent et tombent : tu ne penseras plus qu’après tout, ceux-ci sont tout de même des corps qui ont un poids. Des corps régis par la loi de fer de la gravitation. Il est désormais inutile d’imaginer des ailes sur leurs épaules, puisque c’est le Corps lui-même qui s’est libéré et qui vole sûrement et allègrement dans l’ivresse et le plaisir du mouvement parfait dans les trois dimensions. Ou bien leurs bras et leurs jambes se sont transformés en parachutes et nageoires, ou bien l’air autour d’eux est devenu plus dense, au point qu’ils progressent dedans comme dans un bassin – en l’espace de quelques minutes tu trouveras très naturel les saltos et les loopings étincelants dans l’espace vide, les montées et les descentes, tantôt les bras écartés, tantôt serrés en pelote, les bonds et les cabrioles, les ébats débordants de gaîté à la hauteur de quatre étages, dans le vide : les trapèzes te semblent déjà autant d’accessoires superflus n’ayant pas plus d’utilité que les petits anneaux dans la cage du canari d’où l’oiseau prend son envol. Plus tard tu t’étonnes et tu prends pour un trucage, un tour de passe-passe, quand un des papillons "par hasard" n’a pas attrapé précisément la main tendue et fait une chute dans le filet, pour déjà grimper l’instant suivant au tissu arachnéen des échelles.

 

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Cet éblouissement est très différent, peut-être même le contraire de ce que l’espoir orgueilleux du corps humain libéré par les acquis de la technique projette devant la lampe magique des utopies scientifiques. Regardons l’avion ou la torpille, comme ils vrombissent et halètent difficilement ; il en est de même pour la moto que l’on a présentée dans le numéro précédent, ou même les patins à roulettes et la luge, dehors, au Bois de la Ville. Ici le corps nu de l’homme ayant jeté tous ses moyens, toutes ses béquilles, sort au contraire de derrière les mécanismes dont il s’était vêtu depuis des millénaires – il se montre, il s’étire, il ferme les yeux, et devant nous il se rêve dans cette réalité la plus ancestrale que son cerveau et sa conscience ont depuis longtemps oubliée : seuls les muscles et les nerfs s’en souviennent encore. Pour quelle raison trouve-t-on que cette danse invraisemblable est naturelle, vivante, qu’elle nous rappelle à nous-même ? C’est parce que quelque part elle est dissimulée en nous – n’imaginez-vous pas parfois au petit matin, dans la fraîcheur de votre chambre là-haut, au sixième étage, que vous sortez de votre lit, vous rampez sans réfléchir sur le rebord de la fenêtre, vous vous lâchez, et sans ailes, les bras écartés, vous flottez et tournoyez au-dessus des maisons, sans même trouver cela trop étrange ?

La nouvelle psychologie prétend que dans ces moments-là on se rappelle son origine, antérieure même au lémure qui voltigeait entre les branches : on se croit de nouveau une chauve-souris ou un serpent volant, ce qu’on était jadis, seulement on l’a oublié.

 

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Et tout à coup toute cette image d’avant Adam, d’une liberté infinie, devient symbolique et fait apparaître comme une cage et une prison le bonheur lourdaud du jardin d’Éden. C’est ainsi que les grands peintres de la Renaissance voyaient l’environnement de Dieu, avant qu’il n’eût créé l’homme : des figures semblables à l’homme sans ailes, pourtant archanges et chérubins, flottent librement entre les tapisseries de nuages, dans leur regard plein de recueillement il n’y a pas trace de la frayeur que les descendants dégénérés, les hommes mortels, devaient connaître par châtiment.

Et on dirait que les braves acrobates savent qu’ils jouent un mystère : parmi les huit anges bleus, voici un neuvième, un Lucifer qui se cabre et glapit, le Clown. Lui, il connaît déjà la cause de toutes les craintes, le Danger – après les grands saltos (que naturellement il exécute plus habilement que les autres) il s’accroche en glapissant, tremblant de tout son corps, il fixe la profondeur, et à la fin, hurlant dans sa peur feinte que peut-être il enseignera à Adam, son élève non encore né, prostré de peur, il lâche la corde, il gigote en l’air, il hurle, grimace horriblement et tombe, ange déchu, Satan misérable.

Lui, il ne tombe que dans le filet, mais Adam et Ève, eux, dans la misère et la mort.

 

Pesti Napló, 23 juillet 1933.

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[1] Herman Bang (1857-1912). Romancier danois.