Frigyes
Karinthy : Nouvelles parues dans la presse
La Cour autour de la treille
Composition
scolaire
Nógrádverőce, fin juillet
Après que Monsieur le
Professeur-Rédacteur a donné un deux souligné à ma composition de hongrois de la
semaine dernière et il a même ajouté à l’encre
rouge, qu’une fois de plus j’avais fait de la philosophie et de la
politique, qui plus est en été, pourtant j’avais,
n’est-ce pas, promis que je ne le ferais plus, j’ai choisi pour
thème de ma composition de cette semaine la représentation de la
vie réelle, en l’occurrence la treille sous laquelle je suis
assis, et autour d’elle la cour de la maison paysanne, telle
qu’elle se reflète dans la lentille de la machine à
photographier qui prend place dans les deux plus petites cavités de mon
crâne, dans cet unique instrument de l’écrivain moderne,
sous réserve de faire attention que la plus grande cavité ne
dérange pas la pureté de l’image.
De la treille on voit la cour qui est large
et vaste et recouverte d’herbe. Plusieurs abricotiers, quelques poiriers
ainsi qu’un mûrier enrichissent cette image. Les abricots
mûrissent en ce moment et mon hôte, Monsieur Greff,
vient de poser sur ma table un plat de faïence vernissée, plein de
ces fruits jaune doré, épanouis et presque érotiquement
excitants dans leurs plis et leurs formes rebondies, dont autrefois j’ai
écrit une ode sous le titre "d’Abricot", mais il y avait
dans cette ode aussi toutes sortes de choses qui ne devaient pas s’y
trouver, sous abricot je n’entendais pas et ne pensais pas toujours
abricot, ce qui est un abus de la crédulité du lecteur.
L’abus, ce n’est pas une chose virile, la vie est si courte,
n’y perdons pas notre temps. Que l’abricot reste donc abricot, et
dans la mesure où nous y ajoutons quelque chose de personnel dépassant
la description réglementaire, cela ne doit pas être autre
qu’une bonne comparaison à la rigueur, qui permet
d’éclairer et mieux circonscrire notre objet.
De ce point de vue je suis
gêné, dans le cas de l’abricot en particulier. Tel que je
les regarde dans le plat avec leur chair pulpeuse presque débordante,
une seule comparaison me vient à l’esprit, ce qui ne mènera
pas le lecteur très loin.
En effet, l’abricot est comme la
confiture d’abricot.
Je veux seulement dire par là que la
pulpe jaune et sucrée et fondante qui tend la peau mince, agit aussitôt
sur les yeux et le nez et le palais, comme si elle était
préparée très à l’avance pour les gens,
nettoyée et écrasée et sucrée, emballée dans
de la cellophane, il n’y manque tout juste que l’inscription :
« fruit original d’abricotier, pour usage immédiat,
protégé par la loi ».
À propos du couple de tourterelles
qui pend ici au-dessus de notre tête dans une cage, une meilleure
comparaison me viendrait à l’esprit. En effet, l’une est en
train de roucouler, et elle accompagne son chant d’un geste particulier :
elle se penche en avant, baisse la tête, lance un couroucou, puis recule
et répète cela mécaniquement plusieurs fois. Elle
ressemble à un petit séminariste qui bûche sa leçon.
Elle ressemble aussi à l’ours blanc du zoo, si vous l’avez
observé – en effet, toute la journée l’ours blanc ne
fait que trois pas en avant, baisser profondément sa tête deux
fois longuement, puis reculer de trois pas. En revanche, et c’est cela
qui est bizarre, cela ne fait pas ressembler l’ours blanc à la
tourterelle, cela le fait ressembler plutôt à un auteur qui salue les applaudissements, l’ovation qui
ne veut pas cesser, qui sort devant le rideau, salue, puis se retire. Cela nous
paraît grotesque parce que nous ne voyons pas le public. Lui, il doit le
voir.
Mais pourquoi je cause ici d’ours
blanc alors qu’il n’y a pas d’ours blanc dans la cour ?
Il y a en revanche une porcherie. J’adore les petits gorets. Le soir ils
courent vite à la maison et chacun, sans réfléchir, rentre
directement comme une flèche par la porte de sa maison : autant de
modèles pour les petits écoliers sages et diligents, il ne manque
que le cartable sur leur dos. Ils ne regardent ni à droite ni à
gauche, ils baissent pudiquement les yeux et trottinent, à vive allure,
comme qui ne s’intéresse qu’à son devoir. Si,
d’humeur espiègle, tu leur lances un caillou, ils poussent un cri
mais ne se retournent pas pour chercher qui l’a lancé, ils
continuent de courir, avec une adoration bigote.
Le chien Biki,
pour ne pas l’oublier non plus, se présente en ce moment sous la
treille. Il s’assoit sur son arrière-train et fixe sur moi
attentivement sa gueule morne de bouledogue. Son regard suit ma plume quand
elle court le long de la feuille, puis fait un saut au début de la ligne
suivante, il attend patiemment, à la fin je me reprends et plutôt
que poursuivre ces gestes stupides et inutiles qui manifestement ne servent
qu’à le faire marcher, j’arrête mon sixième
doigt et je lâche la cuisse de poulet serrée dans ma main.
Là-bas trottine, dans la
complétude de sa dignité maternelle, une poule pimpante, avec
douze poussins sortis de leurs œufs la veille – des boules de coton
jaunes et beiges dans lesquelles sont insérées en bas deux
allumettes et en haut deux têtes d’épingles et une pince
à épiler. Madame poule veille jalousement à son
autorité, avec sévérité et bienveillance –
elle tape un coup sur les petites caboches si elles prennent du retard, puis un
coup sous la racine d’un arbre pour y gratter des graines pour eux. Elle
chasse et refoule résolument ses enfants de la série
précédente, les poulets jouvenceaux au cou chauve : du
balai, vous n’avez qu’à défendre votre crête
tout seuls. D’ailleurs ils n’hésitent pas, ils se
crêpent le chignon, on reste baba devant leur insolence
mêlée de peur, ils nous sautent sur les genoux, ils picorent notre
tartine de beurre entre deux bouchées, avant d’être pris de
frayeur et de détaler en piaillant.
Je n’arrive pas à m’y
habituer, je dois rire chaque fois que je les vois boire : ils aspirent
deux gouttes d’eau, ils lèvent haut leur cou tel un objet
étranger, un entonnoir dans lequel on aurait versé du liquide et
qu’il faudrait tenir dressé tant que l’eau
s’écoule.
Deux colombes turques se promènent
parmi eux à pas élégants – elles sont blanches comme
le cygne de Lohengrin, ou le Graal lui-même, plus exactement le Gra… a… a… aal,
comme Lohengrin la nomme elle, la colombe, dans sa magnifique légende,
lorsqu’à la fin de l’opéra il dévoile sa
lignée purement aryenne, pour réfuter les soupçons
outrageants. J’avoue que les belles chansons hongroises sont plus proches
de mon cœur simple. Dans celles-ci la colombe ne se manifeste pas
seulement dans son état de colombe, elle n’apparaît pas
chaque année pour faire sa tournée à Monsalvat,
en revanche elle me rappelle ma belle rose douce et fidèle. Car
croyez-moi, dans les femmes il n’y a que la fidélité et la
douceur qui… Pardon, excusez-moi, j’ai failli encore
philosopher ! Donc : des colombes turques se promènent, en
couple, elles sont blanches et gentilles, je décèle tout au plus
un peu de féminité folichonne sur leurs pattes, parce que,
qu’ont-elles à porter constamment ces chaussons à plumes
qui ne font que les entraver dans leur marche ? Elles n’osent
même pas patauger dans l’eau avec ces chaussons ! Mais
pardonnons-leur cette petite vanité.
Qu’est-ce qu’il y a
d’autre ? Les jolis petits lapins, avec leurs oreilles
balancées et leur démarche ridicule, trébuchante,
tellement caractéristique de tout leur être incertain,
hésitant : du "journal des pierres" je sais que depuis
des millions d’années ils ne parviennent pas à
décider sur quel pied danser, tous les quatre ou seulement les deux
pattes arrière. C’est pourquoi leurs pattes avant sont
ridiculement courtes, normalement elles auraient dû depuis longtemps se
transformer en des mains, comme chez le kangourou, mais ils oublient cela
chaque fois qu’ils doivent courir et ils les posent par terre, ce qui les
rend franchement grotesques.
Des millions d’années !
Avec pas plus de résultat que cela ? Moi, homme, je me targue tout
de même de résultats plus brillants.
Encore que… à quoi cela
m’a-t-il avancé ? Qu’ai-je obtenu ?
Je ne possède rien en propre, pas
même une petite cour hospitalière comme celle-ci – celle de
Maître Greff.
Elle n’est pas grande. Mais selon les
lois de la propriété privée elle descend très bas,
le sol appartient à son propriétaire jusqu’au centre de la
Terre. Cela forme un cône extrêmement long et mince, sa hauteur est
le rayon du globe, une carotte dans la boule – tout cela appartient à
Monsieur Greff. Et même, depuis peu,
l’air au-dessus aussi – si on continue la ligne, le cône
s’élargit vers le haut, la superficie du terrain
s’étend de plus en plus : dans la stratosphère cela
donne déjà des centaines d’arpents, à la distance de
la Lune, projeté sur la voûte céleste, plusieurs milliers.
Si on trace la ligne encore plus loin, on incorpore des rayons du soleil, des
galaxies entières – et tout cela appartient à Monsieur Greff et pas à moi ! Où est la
justice ?
Mon Dieu – stop !
Celui-là recommence à…
Comment disait déjà le petit
Ovide quand son bon père lui donnait une déculottée parce
qu’il refusait de cesser de poétiser ?
« Parce pater virgis iam
numquam carmina dicam. »
Pesti Napló, 1er
août 1933.