Frigyes Karinthy : Nouvelles parues dans la presse

 

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Papier tue-mouche

Un oubli de La Fontaine

49b-papier tue mouches lim-Zim était jeune et frêle en ce lumineux jour estival, plein de joie de vivre et de désirs adolescents qui palpitaient là, sous ses ailes, dans son abdomen gonflé. Zim-Zim venait d’entrer du jardin où il avait déjà rafraîchi son bec dans une goutte de rosée reposant dans un creux sur une pêche mûre. C’est un parfum alléchant qui l’avait attiré ici, et maintenant il méditait en virevoltes incertaines, d’où cela pouvait-il bien venir ? Quelques miettes sucrées traînaient sur la grille de la fenêtre, il en aspira aussi un peu, avec mesure – il s’assit ensuite sur le rebord et fit longuement ses ablutions, de façon circonstanciée, à la manière des mouches. Il rapprocha ses deux pattes avant, il en frictionna sa tête tenue sous une aisselle, puis il caressa et frotta ses pattes les unes après les autres, avec soin, pour que ça brille. Puis tout en flairant, il allongea sa trompe, il prit un petit repos.

C’est là que ça a mal tourné.

Zou-Zou voletait coquettement au-dessus de sa tête : il l’a tout de suite reconnue.

- Vous ne m’accompagnez pas ? – reflétèrent ses grands yeux noirs mille fois facettés.

- Volontiers, balbutia Zim-Zim. Où allez-vous ?

- En promenade, répondit Zou-Zou, autour de ce coin, vous voyez une belle nouvelle promenade a été construite, un tas de monde s’y promène, c’est noir de monde. C’est l’endroit à la mode ces temps-ci, à en juger d’après les odeurs, on doit y servir de magnifiques rafraîchissements, du miel et du sucre de résine.

Zim-Zim leva le regard par-là, il vit effectivement une grande foule sur un long ruban suspendu en hauteur. Néanmoins ce grand silence lui paraissait suspect, à peine si quelques promeneurs bougeaient un peu leurs ailes fatiguées – une autre chose le frappa également : il voyait beaucoup de mouches voler dans cette direction, mais aucune en revenir.

- Petite Zou-Zou, chuchota-t-il en la couvant des yeux, n’auriez-vous pas plutôt envie de vous promener en tête à tête avec moi entre les feuilles d’acacia ?

Mais Zou-Zou haussa les épaules boudeusement.

- Et quoi encore ?... J’aurais le temps de me cacher dans une solitude en automne, quand je serai vieille… Ce n’est pas pour cela que je me suis endimanchée… J’ai envie de compagnie, pour profiter de l’allégresse moi aussi… Si vous aspirez à rêvasser, enfermez-vous dans un couvent… Je n’aime pas les amoureux qui lèchent le clair de lune… Adieu…

Et déjà elle filait vers la "promenade".

Zim-Zim la suivit du regard, le cœur douloureux. Il essayait en vain de faire taire son inquiétude montante, il avait beau être appelé par d’autres filles, il n’arrivait pas à oublier Zou-Zou. Et dans l’après-midi il finit bien par visiter la "promenade" lui-même, mais par un pressentiment inexplicable, seulement lentement et prudemment.

Sur le bord du ruban de papier à l’odeur trop sucrée la première mouche qu’il croisa était Zou-Zou. Mais dans quel état pitoyable ! Ses ailes étaient hirsutes, ses yeux brisés, ses pattes arrière allongées, paralysées, derrière elle, elle le suppliait avec ses seules pattes avant.

- Enfin vous voici, Zim-Zim, depuis si longtemps je vous attends ! Pour l’amour du ciel, approchez… Je ne sais pas ce qui m’arrive, mes pattes ont dû se coincer dans une racine… Je n’arrive pas à bouger… Et je pense tout le temps à vous… S’il vous plaît, tendez-moi les bras pour m’aider à sortir d’ici… Et emmenez-moi là où vous m’avez proposé d’aller ce matin… entre les feuilles d’acacia… nous promener tous les deux… sous la pleine lune…

Le cœur fidèle et amoureux de Zim-Zim fut envahi de bonheur. Sans réfléchir il vola auprès de Zou-Zou, il lui tendit les bras et Zou-Zou s’y accrocha. Il essaya de toutes ses forces de la tirer de cette substance collante et visqueuse – ça ne marchait pas, pourtant il faillit y laisser ses bras !

- Ça n’ira pas comme ça, haleta Zou-Zou, calez-vous fermement sur vos jambes, tout près de moi, prenez un solide point d’appui.

Zim-Zim suivit ce conseil. Il s’implanta les pieds écartés près de Zou-Zou pour essayer de la tirer de là. Et cette fois, après un long effort il libéra les pattes de Zou-Zou d’un coup énergique, et Zou-Zou s’envola dans un nuage bourdonnant de bonheur.

Zim-Zim, heureux, voulut s’élancer à sa poursuite – mais que se passait-il ? Ses jambes refusaient d’obéir !

Deux pattes étaient engluées dans le papier tue-mouche. Et quand il essaya de bouger les ailes, il se tourna sur le dos et les ailes s’y collèrent aussi.

Il sentit que sa fin approchait.

- Zou-Zou – sanglota-t-il plaintivement.

Et le cœur brisé, les yeux ternis, il entendit encore de loin l’écho lui renvoyer :

- Zou-Zou…

Cela sortait de la bouche d’un autre fiancé heureux qui voletait déjà sur la vitre avec son amie infidèle.

 

Pesti Napló, 5 août 1933.1933.

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