Frigyes
Karinthy : Nouvelles parues dans la presse
Papier tue-mouche
Un oubli de La Fontaine
im-Zim était jeune et
frêle en ce lumineux jour estival, plein de joie de vivre et de
désirs adolescents qui palpitaient là, sous ses ailes, dans son
abdomen gonflé. Zim-Zim venait d’entrer
du jardin où il avait déjà rafraîchi son bec dans
une goutte de rosée reposant dans un creux sur une pêche
mûre. C’est un parfum alléchant qui l’avait
attiré ici, et maintenant il méditait en virevoltes incertaines,
d’où cela pouvait-il bien venir ? Quelques miettes sucrées
traînaient sur la grille de la fenêtre, il en aspira aussi un peu,
avec mesure – il s’assit ensuite sur le rebord et fit longuement
ses ablutions, de façon circonstanciée, à la
manière des mouches. Il rapprocha ses deux pattes avant, il en
frictionna sa tête tenue sous une aisselle, puis il caressa et frotta ses
pattes les unes après les autres, avec soin, pour que ça brille.
Puis tout en flairant, il allongea sa trompe, il prit un petit repos.
C’est là que ça a mal
tourné.
Zou-Zou voletait coquettement au-dessus de
sa tête : il l’a tout de suite reconnue.
- Vous ne m’accompagnez
pas ? – reflétèrent ses grands yeux noirs mille fois
facettés.
- Volontiers, balbutia Zim-Zim. Où allez-vous ?
- En promenade, répondit
Zou-Zou, autour de ce coin, vous voyez une belle nouvelle promenade a
été construite, un tas de monde s’y promène,
c’est noir de monde. C’est l’endroit à la mode ces
temps-ci, à en juger d’après les odeurs, on doit y servir
de magnifiques rafraîchissements, du miel et du sucre de résine.
Zim-Zim leva le regard par-là, il vit
effectivement une grande foule sur un long ruban suspendu en hauteur.
Néanmoins ce grand silence lui paraissait suspect, à peine si
quelques promeneurs bougeaient un peu leurs ailes fatiguées – une
autre chose le frappa également : il voyait beaucoup de mouches
voler dans cette direction, mais
aucune en revenir.
- Petite Zou-Zou, chuchota-t-il en la
couvant des yeux, n’auriez-vous pas plutôt envie de vous promener en tête à tête avec
moi entre les feuilles d’acacia ?
Mais Zou-Zou haussa les épaules
boudeusement.
- Et quoi encore ?...
J’aurais le temps de me cacher dans une solitude en automne, quand je
serai vieille… Ce n’est pas pour cela que je me suis
endimanchée… J’ai envie de compagnie, pour profiter de l’allégresse
moi aussi… Si vous aspirez à rêvasser, enfermez-vous dans un
couvent… Je n’aime pas les amoureux qui lèchent le clair de
lune… Adieu…
Et déjà elle filait vers la
"promenade".
Zim-Zim la suivit du regard, le cœur
douloureux. Il essayait en vain de faire taire son inquiétude montante,
il avait beau être appelé par d’autres filles, il
n’arrivait pas à oublier Zou-Zou. Et dans
l’après-midi il finit bien par visiter la "promenade"
lui-même, mais par un pressentiment inexplicable, seulement lentement et
prudemment.
Sur le bord du ruban de papier à
l’odeur trop sucrée la première mouche qu’il croisa
était Zou-Zou. Mais dans quel état pitoyable ! Ses ailes
étaient hirsutes, ses yeux brisés, ses pattes arrière
allongées, paralysées, derrière elle, elle le suppliait
avec ses seules pattes avant.
- Enfin vous voici, Zim-Zim, depuis si longtemps je vous attends ! Pour
l’amour du ciel, approchez… Je ne sais pas ce qui m’arrive,
mes pattes ont dû se coincer dans une racine… Je n’arrive pas
à bouger… Et je pense tout le temps à vous…
S’il vous plaît, tendez-moi les bras pour m’aider à
sortir d’ici… Et emmenez-moi là où vous m’avez
proposé d’aller ce matin… entre les feuilles
d’acacia… nous promener tous les deux… sous la pleine
lune…
Le cœur fidèle et amoureux de Zim-Zim fut envahi de bonheur. Sans réfléchir
il vola auprès de Zou-Zou, il lui tendit les bras et Zou-Zou s’y
accrocha. Il essaya de toutes ses forces de la tirer de cette substance
collante et visqueuse – ça ne marchait pas, pourtant il faillit y
laisser ses bras !
- Ça n’ira pas comme
ça, haleta Zou-Zou, calez-vous fermement sur vos jambes, tout
près de moi, prenez un solide point d’appui.
Zim-Zim suivit ce conseil. Il s’implanta les
pieds écartés près de Zou-Zou pour essayer de la tirer de
là. Et cette fois, après un long effort il libéra les
pattes de Zou-Zou d’un coup énergique, et Zou-Zou s’envola
dans un nuage bourdonnant de bonheur.
Zim-Zim, heureux, voulut s’élancer
à sa poursuite – mais que se passait-il ? Ses jambes
refusaient d’obéir !
Deux pattes étaient engluées
dans le papier tue-mouche. Et quand il essaya de bouger les ailes, il se tourna
sur le dos et les ailes s’y collèrent aussi.
Il sentit que sa fin approchait.
- Zou-Zou – sanglota-t-il
plaintivement.
Et le cœur brisé, les yeux
ternis, il entendit encore de loin l’écho lui renvoyer :
- Zou-Zou…
Cela sortait de la bouche d’un autre
fiancé heureux qui voletait déjà sur la vitre avec son
amie infidèle.
Pesti
Napló, 5 août 1933.1933.