Frigyes
Karinthy : Nouvelles parues dans la presse
CORIOLAN
CONTRA ŒDIPE
Je vous
propose un nouveau complexe
Je note : copyright. Pas pour ça.
Pas par intérêt financier. Très peu par
intérêt moral. De toute façon, les grandes
découvertes médicales, et cela en fait partie, ne sont toujours
pas protégées par la loi sur les brevets, cette science purement
humaniste, trouverait indigne d’elle de faire bénéficier
ses pionniers et ses génies d’avantages matériels, comme
cela se passe dans les autres carrières libérales. La situation
veut actuellement que n’importe quel débiteur de boisson puisse
devenir multimillionnaire s’il invente, mettons, un nouveau coricide et
le fait breveter. En revanche l’inventeur de l’élixir de
longue vie ou celui du traitement contre le cancer, à supposer
qu’il s’agisse d’un docteur en médecine, sera
contraint de se contenter de la reconnaissance de sa
célébrité : la découverte des médecins
est un bien public, elle n’est pas brevetable, par conséquent il
peut se produire une situation absurde : par exemple, le découvreur
du remède sûr contre la mort par inanition peut tranquillement
mourir de faim, si ses maigres revenus ne lui permettent pas d’acheter
son propre médicament.
*
Par pure vanité je tiens à ce
qu’on sache que l’idée vient de moi. Au demeurant, dans le
domaine de la psychologie et de la psychothérapie il n’est pas
sévèrement exigé d’être expert, les profanes
aussi peuvent donner leur avis, la voie est libre. D’un autre
côté, personne n’oserait suspecter Sigmund Freud
d’avoir divulgué ses merveilleuses découvertes de
psychanalyse dans l’espoir d’un bénéfice
matériel – à l’instar de ses disciples qui
diagnostiquent et traitent selon son enseignement ; nous les
considérons comme des médecins aussi normaux que les autres.
*
Voire un peu trop normaux. Aucun homme cultivé
n’ignore que désormais le freudisme orthodoxe a son opposition, il
s’est divisé en développeurs critiques et en sectes
teintées de néologisme, dans le cadre du grand enseignement,
autant que tout autre système scientifique ou religieux. Le grand pape a
été suivi par de plus petits papes, chacun a un peu
amélioré, un peu amendé les versets, et chacun proclame le
petit catéchisme dans sa version corrigée comme seul salutaire.
Naturellement néanmoins tout le synode disputeur se dit conforme aux
saintes écritures – or la thèse fondamentale de ces saintes
écritures est, comme chacun sait (de même que dans le
système religieux régnant), l’Offense Fondamentale, le
Péché Originel, que nous n’avons pas commis, mais que
l’on a commis contre nous, quand nous étions enfants, voire, selon
certains Pères, déjà avant notre naissance.
Cette offense fondamentale est la source
initiale de toute psychanalyse, Sigmund Freud lui-même l’avait
trouvée dans ce qu’il a appelé le complexe d’Œdipe, et il lui a donné une
validité générale. Tout freudien sait – or qui ne
serait pas freudien ? – ce qu’est le complexe
d’Œdipe : jalouser le Père (voir : père,
papa, pape, etc.), au nom de l’amour pour la Mère. (Je note que d’après les mauvaises langues
l’Œdipe de la légende originale grecque ne connaissait pas le
complexe d’Œdipe, n’étant pas encore rompu à la
psychanalyse, mais cela n’a pas d’importance, parce que tout homme
normal en parle aujourd’hui comme du rhume ou du mal de tête :
« Ce matin mon Œdipe ma encore torturé », se
plaint de nos jours un jeune homme moderne, aussi bien dans l’ancien
monde qu’en Amérique.
À l’instar des deux grands
Réformateurs revenant au texte initial de la Bible au moyen âge,
Adler et Stekel[1] protestent principalement contre le pape
(père, papa). Le premier, dont la confession (l’adlérisme)
se répand de plus en plus, et qui cause de sérieux soucis
à la sainte Église mère orthodoxe, se met simplement
à nier l’importance et
la portée générale du complexe d’Œdipe. Il met
à sa place au point central le rôle décisif de ce
qu’on appelle le Minderwertigkeitskomplex
(complexe d’infériorité, crainte d’être une
valeur inférieure), en soulignant que notre destin, toute notre vie, est
fatalement déterminé par le manque de confiance en
nous-mêmes – ce n’est pas la sainte trinité
(père, mère, enfant) qui a jadis causé la grande Offense,
source de ce manque de confiance, contre notre âme d’enfant en
développement, mais c’est la société. Quoi
qu’il en soit, les adléristes
parlent partout de "Miko",
comme d’un gentil petit Mickey, qui se cache au fond de notre âme
et dirige nos pas.
*
Un grand désavantage de
l’adlérisme face à l’ancienne église
était jusqu’à présent de ne pas savoir rendre
tangible l’idée de l’offense
d’infériorité et la lier à un personnage historique
symbolique, comme Freud et les siens ont su, eux, populariser
d’emblée l’idée de la jalousie envers le père
par l’heureuse trouvaille d’Œdipe.
C’est à ce manque que je me
propose de remédier par la présente.
Je propose aux adléristes
(dans des conditions à préciser plus tard) le personnage de Coriolan, comme modèle
éternel de l’effet décisif et fatal de l’offense
subie de la part de la société.
Rome offense Coriolan, son amoureux et
admirateur. Cet amour se transforme en haine – vous ne m’avez pas
apprécié comme patriote, eh bien vous m’apprécierez
comme ennemi ! – il passera chez les Volsques et attaquera son
propre pays.
Chacun de nous a subi des offenses dans un
domaine ou un autre de la part d’une couche, d’une classe,
d’une race, d’une confession ou au moins d’un groupe de la
société, durant la période la plus sensible du
développement de notre âme. Si nous examinons notre vie dans le
miroir des antipathies et des sympathies, des succès et des
échecs, des penchants et des ambitions, il s’avère que la
courbe montante ou déclinante de notre parcours a été
déterminée par cette première impulsion.
Dis-moi qui t’a offensé, et je
te dirai ce que tu es devenu.
Notre vie se déroule sous le signe du
complexe de Coriolan.
Adléristes – écoutez-moi ! Acceptez
ma proposition, sinon je me vexe, et toute ma vie durant je lutterai contre
vous.
Sans même dire à quel point
"Coco" sonne mieux que "Miko".
Si je savais pianoter la
différence !
Pesti
Napló, 22 janvier 1933.
[1] Alfred Adler (1870-1937). Médecin autrichien, fondateur de la psychologie individuelle. Wilhelm Stekel (1868-1940) Médecin et psychanalyste autrichien. Deux disciples précoces de Freud.