Frigyes Karinthy : Nouvelles parues dans la presse

 

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Histoire d’ourse

Petit reportage, de notre correspondant

 

            Békésgyula, canicule 1933.

 

En ce moment, résultat des investigations qui ont suivi notre arrivée, nous tenons désormais en main les fils qui permettent de reconstituer les détails de l’affaire d’ourse qui jusqu’à présent n’ont fait l’objet que de quelques entrefilets dans les journaux.

Compte tenu de la saison, il n’est pas impossible que l’affaire fasse autant de bruit que l’affaire Dreyfus ou le procès du singe de Dayton ; il est donc utile de préciser à temps les faits.

Voici ce qui s’est passé :

Le cirque ambulant Donnert avait affiché une prime de cent pengoes à la personne qui après la représentation réussirait à clouer au sol la très populaire prima donna de l’institution, l’ourse Brouma.

Un jeune exploitant agricole enthousiaste mais désargenté qui pour l’instant ne souhaite pas qu’on révèle son identité, a dans son désespoir relevé le défi et, selon les témoins oculaires, après un bref corps à corps a jeté Brouma sur la sciure de la piste.

Elle a à peine dit ouf.

Quand il s’est adressé au directeur pour les cent pengoes, celui-ci le fit lanterner, il invita le jeune homme à se manifester le lendemain, après la clôture de la caisse.

Le gaillard entra ensuite dans un bistro avec ses copains pour boire un petit verre à sa victoire – d’ailleurs les mauvaises langues racontent qu’ils ne se couchèrent pas cette nuit-là, c’est du bistro qu’ils allèrent directement au bureau du directeur, vers le milieu de la matinée.

Mais il s’avéra que le proverbe dit vrai : il ne faut pas boire trop tôt à la peau de l’ours. Le directeur déclara qu’il ne paierait pas, il ne manquerait plus que ça, le combat n’était pas régulier, personne n’a couché l’ourse sur ses deux épaules, aucun jury sportif ne constaterait une telle victoire.

Il est normal que notre gaillard soit pris d’une colère, il court chercher le juge.

Le juge convoque le directeur, mais celui-ci maintient que le combat n’était pas régulier.

Le garçon réplique qu’il est prêt à recommencer le combat devant une commission d’experts – voyons cette ourse, qu’on l’amène, il la couchera si bien que…

Le directeur ne marche pas, il refuse d’exposer son ourse à des humiliations supplémentaires, d’autant plus que le garçon a traité l’ourse avec brutalité et sans tact, il lui a même arraché des poils, à la suite de quoi l’ourse n’était pas en mesure de se présenter à l’audience, elle est alitée, elle est souffrante, tenez, voici le certificat médical.

Le sage juge a ajourné l’audience du temps nécessaire pour pouvoir auditionner l’ourse également – il n’a pour le moment pas obligé le directeur à payer la note du bistro, car la compagnie avait fait des dépenses de bonne foi, croyant boire à la peau de l’ourse.

Notre correspondant eut l’occasion de s’entretenir avec l’ourse. Celle-ci, avant que l’audience puisse se tenir, souhaite seulement rendre public que brou… brou… brou, elle en a par-dessus la tête.

Notre collaborateur en revanche a trop chaud.

Notre collaborateur préférerait combattre un ours polaire dans l’Océan Arctique, plutôt que vous amuser, Messieurs Dames.

 

Pesti Napló, 12 août 1933.

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