Frigyes
Karinthy : Nouvelles parues dans la presse
chasseurs d’Écrevisses
Le château, le domaine de dix arpents, la
calèche à deux chevaux, ainsi que les filets de pêche, la
calèche à deux chevaux (l’ai-je déjà
dit ?) sur laquelle nous filons vers Magyarkút
pour une chasse à l’écrevisse, appartiennent au gros Pufi Huszár[1]. À Lulu (autrement dit Lajos
Bálint, dramaturge du Théâtre National) appartient
l’autorité, ainsi qu’une tenue de chasseur, semblable
à celles que portaient Lord Bennet, ses pairs et ses earls,
le matin pour chasser.
Personnellement je contribue à la
société anonyme par mon savoir et par ma précision, je
représente donc le capital intellectuel : en grimpant sur la
montagne à travers la forêt romantique, j’explique en
détail mes connaissances accumulées sur les crabes, les scorpions
et les poux (c’est la même famille !), et notamment sur
l’organe d’équilibre et le sens de l’espace
particuliers de l’écrevisse, que mes compagnons chasseurs
écoutent avec un dégoût respectueux, seul Pufi remarque avec un certain tranchant (qui l’aurait
cru de la part d’un gros ?), que j’ai dû passer quelques
années dans un institut spécialisé avant de me
décider à les accompagner.
*
Paysage inhospitalier, montagnes tendant
vers le sud. Si on se retourne, apparaît le château de Visegrád, entre deux proéminences. Route
sinueuse, paysage helvétique, mais en Suisse on construirait ici des
hôtels à mille lits. Chez nous cette région est
enclavée, loin de toute circulation. Je l’ai déjà
dit, ce paysage est inhospitalier.
Par contre de longs alignements
d’arbres se hissent nus et dépouillés vers le ciel :
le ravage des nonnes, les lymantriae monacae. Des flancs de montagne entiers ressemblent
à des bêtes galeuses, le poil du dos hérissé,
tombé par touffes. Dans les sapinières, me dit-on, vivent des
sangliers, des chevreuils, des renards et des truites. Toute une réserve
de chasse. Le tout trempé de la sauce dorée de
l’après-midi d’été, comme le kouglof dans son
chaudeau.
Je m’y sens très bien, pour le
moment.
*
On descend. Nous sommes arrivés.
Dans la forêt, dans une fosse entre
les arbres le ruisseau mystérieux murmure sombrement : notre
terrain de chasse. Le cocher coupe trois branches bien droites, il accroche
trois filets aux bouts plus chanceux des bâtons. Il dispose un gros
morceau de rate de bœuf au fond de chaque filet. Nous prenons possession
de ces équipements sur la rive caillouteuse du ruisseau, la
société est électrisée par l’ambiance
solennelle, nous sommes si excités que nous oublions que l’on nous
photographie, dans des poses variées, d’ailleurs le réglage
des prises de vues prend beaucoup de temps, mais est-ce que ça compte
pour des chasseurs ambitieux ?
Tout peut commencer.
Nous descendons jusqu’au ruisseau et
prenons place tous les trois à des distances convenables. On se laisse
glisser, on immerge le filet à un endroit où il y a beaucoup de
pierres et de racines – il paraît que les écrevisses
séjournent le plus volontiers entre les racines des saules. Quelle
peuplade sentimentale !
Maintenant il faut attendre. On se
télégraphie en silence. C’est le cocher qui emporte et
apporte les messages.
Un quart d’heure plus tard des signes
sur l’aile gauche. Écrevisses naines dans le filet. Que
faire ? Sont-elles vraiment si petites ? L’instruction
arrive : l’une, la rejeter à l’eau ! La plus
grande là-bas, dans les orties, dans la nasse.
Deux minutes plus tard un cri victorieux
sur l’aile droite. Deux énormes écrevisses de
première qualité. Je secoue nerveusement et jalousement mon filet
à moi, je suis l’avant-centre. Il est vide.
Je grimpe pour examiner la prise. En effet,
des spécimens superbes. J’attrape vaillamment l’une des
bêtes par les hanches, je ne remarque même pas que je suis encore
photographié, obturateur ouvert.
À ce moment Pufi
se manifeste. Venez vite, les gars, regardez ce géant, une vraie
langouste. Et c’est vrai, un spécimen hors du commun cherche
à s’échapper du filet, il relâche même le
morceau de rate. Lulu attire mon attention sur la tendance de
l’écrevisse à la marche arrière.
En voilà une affaire ! Elle
n’avait pas le temps de se retourner, et l’ouverture du filet
était trop exiguë. Je me rappelle, un jour, dans des circonstances
semblables, moi aussi j’ai essayé d’échapper à
reculons du filet… euh… d’une dame. Pourtant je suis un homme
droit. Il n’y a pas un mot de vrai dans la légende des
écrevisses.
*
Onze grosses écrevisses en une
demi-heure. Le cocher les fourre parmi les orties, d’un geste presque
monotone. Il les rabroue avec condescendance quand elles s’accrochent au
filet : « Hé toi, ne fais pas
l’imbécile ! » Je repense à notre vieille
bonne. Pendant qu’elle saignait un poulet elle hochait la tête et
grondait affectueusement l’oiseau qui gesticulait : « De
quoi as-tu peur, imbécile ! » Le poulet était
pris de honte et tolérait en pécheur repentant qu’on lui
coupe le cou. Au demeurant, ce cocher est loin d’être idiot.
Lorsqu’en laissant Lulu sur la rive, Pufi et
moi remontons dans sa calèche pour aller goûter l’eau de Magyarkút, il asticote une jument capricieuse :
- Hé, toi là-bas…
fille de prima donna… comme tu fais la fière !... Tu as
flairé que tu entreras dans les pages de Színházi Élet ?
*
Nous revenons une demi-heure plus tard, en
nous demandant si le nombre de prises a augmenté. Lulu nous attend
glorieusement. Alors, dites un nombre ! Moi je propose trente. Pufi est plus pessimiste : vingt-huit ou vingt-cinq.
- Tartignolles ! Cinquante, tout
rond, pas un pou de moins.
*
Défilé triomphal au retour,
à travers la forêt crépusculaire. Dans le lointain de la
route, au-delà du remblai je remarque un groupe de gamins, ils courent,
bras au côté. Grâce à mes jumelles je reconnais
Péter Devecseri, Cini Karinthy et János
Kondor. Je comprends tout. La jeunesse sportive
s’entraîne, se prépare aux Olympiades de Verőce.
Ils courent de Magyarkút jusqu’à
la maison, cinq kilomètres, d’un trait. J’ai
l’impression que je ne manquerai pas de donner une bonne correction
à la graine de champion, je n’ai pas besoin de dire qui peut
être le meneur. Il court exactement comme l’autre prima donna
susmentionnée, ayant Színházi
Élet en tête.
Nous visitons les écrevisses. Elles
gigotent humidement au fond du panier. Elles sont brunes. Je n’aime pas
songer à leur rougeur prochaine. Du brun au rouge il n’y a
qu’un pas – partout, y compris en Allemagne. D’ailleurs avec
leurs gros ciseaux elles font surtout penser à des journalistes.
*
À propos de ciseaux.
Je profite par la présente de faire
savoir à Pufi et à Lulu ce que je pense
d’eux. Ils ont eu le culot et la générosité de
m’offrir une, c’est-à-dire une pièce du butin. Une
qui d’ailleurs ne portait que des pinces de manucure.
Les autres quarante-neuf, ils se les sont
partagées.
J’en suis d’autant plus
étonné que l’hospitalité de Pufi
est notoirement connue : il n’a pas hésité à
faire griller un bœuf à la broche pour inviter ses amis, moi aussi,
pour un brunch, dans la salle des chevaliers du château.
Mais c’était différent.
Une chose est l’amitié, une autre l’honneur du chasseur.
Néanmoins, c’est suspect.
Un dramaturge théâtral et un
comédien, un comique par-dessus le marché. Je me demande
s’ils n’ont pas voulu charrier l’écrivain.
Ils se sont gardé les plus grandes
pinces.
Ils sont comme cul et chemise.
Színházi
Élet, 1933, n°33.