Frigyes
Karinthy : Nouvelles parues dans la presse
ÉChanges
Eh bien, c’est une très bonne
chose qu’en partant des expériences polynésiennes le
dernier jamboree a remise à la mode.
Change
en anglais. Traduisons : échange.
Plus près de chez nous : troc.
Scientifiquement : commerce
international.
Conformément à ses principes
moraux, le jamboree mondial de Gödöllő[1] a court-circuité le commerce
financier qui salit et déforme tout échange simple, noble et
naturel de valeurs, et il est revenu aux principes fondamentaux des
civilisations ancestrales : ce qui t’appartient me plaît, ce
qui m’appartient te plaît, échangeons-les.
Pas besoin de cet intermédiaire
détestable, ces pièces de métal rondes ou ces chiffons de
papier rectangulaires, que le diable les remportent comme il les a
apportés, il paraît que l’argent n’a pas
d’odeur, pourtant tout ce qu’il touche devient puant.
Je constate avec plaisir que le public
élégant de Budapest attrape non seulement ce qui est inutile et
sans intérêt, comme c’était le cas du yoyo, du sex-appeal et de la
stratosphère – mais son cœur a été saisi en
quelques minutes par ce mot à la mode, change qui a séduit aussitôt la ville de Pest, si
frivole, puérile, gredine, généreuse.
Les commerçants, ahuris, constatent
un ralentissement de leurs affaires depuis quelques jours. Les dames et les
messieurs n’entrent plus dans les boutiques, en revanche ils
s’arrêtent en pleine rue, les poches et les sacs à main
s’ouvrent, les gens flairent et tâtent les objets d’autrui,
et d’un rapide et commun accord ils les échangent et continuent,
heureux, leur chemin.
Ils font des échanges.
Des jeunes dames arrachent le chapeau de
celles d’en face, arrachent le coussin sous la tête de
l’autre, elles échangent la dernière bouchée dans la
bouche de la voisine.
L’amant qui arrive à la maison
pour son rendez-vous secret est surpris de trouver "à l’heure
convenue" une dame totalement inconnue, lui intimant le plus naturellement
du monde de ne pas faire cette grimace imbécile, la chose est
simple : elle et son amie ont échangé leurs amants, en ce
moment même son amie est en train de rencontrer son ex.
La ville grouille d’échanges
d’idées concernant les familles d’accueil pour
échanges d’enfants en voyage linguistique, et plus si
affinité.
Et voilà.
Si vous lisez les rubriques des petites
annonces des journaux, vous verrez que les annonces commençant par
« Échangerais » prennent étonnamment la
place des « Achète » ou « Vends ».
Je me trouve dans la situation heureuse, et
je vous le dis d’emblée, je ne l’échangerais pour
rien au monde, qu’étant collaborateur de Színházi Élet, je n’ai pas besoin de
recourir aux petites annonces, c’est dans le corps principal de la revue
que je peux arranger mes affaires de nature privée.
Cette mode d’échanger
m’a à tel point enthousiasmé que j’use et même
j’abuse de mon privilège, et j’ai l’honneur par la
présente de faire connaître mes propositions en matière
d’affaires à échanger.
Donc.
J’échangerais ma situation
financière (un simple échange de places, comme cela se pratique
au jeu de bridge) avec celle du directeur général de bonne
famille d’une usine de textiles, et je cite au passage le poème de
Petőfi intitulé Le jeune
berger, en l’occurrence :
« Je te rachète ta
pauvreté,
Mais tu me donnes aussi ta
maîtresse. »
Sous réserve que je n’aie pas le moyen d’y joindre
ce qui est demandé à la fin car, justement compte tenu de ma
pauvreté, je n’ai pas pu me procurer de maîtresse.
À l’attention des hommes
politiques : ne jetez pas vos principes usagés au rebut, je les
échange contre mes théories flambant neuves concernant
l’art de la réussite.
J’échangerais la petite
moustache et le baryton agréable d’Hitler contre la collection de
mes rêves concernant la Rédemption du Monde, je propose en sus La République de Platon, la barbe
complète de Marx, Utopia
de Thomas More et une once de marc.
J’échangerais ma sculpture
à créer contre le plaisant mobilier de chambre à coucher
que j’ai aperçu au "Salon Iléus", sous le label Dékobra.
J’échangerais les trente-deux
mille autographes non encore écrits, en ma possession,
(accompagnées d’une procuration adéquate autorisant
l’acheteur à les écrire à ma place) contre un bateau
à moteur de marque Johnson (offre sérieuse ; il peut
être d’occasion).
J’échangerais le pain amer de
l’exil d’Einstein contre la reconnaissance officielle que m’a
valu ma carrière de vingt-cinq ans d’écrivain. Mot de
passe : qui change de patrie doit changer de cœur.
J’échangerais les droits
d’auteur de la prochaine pièce de Ferenc Molnár contre mon
talent à parodier généralement reconnu, en possession
duquel j’ai écrit tant de caricatures de ses œuvres, dans le
but évident de le rendre impopulaire et de lui nuire.
J’échangerais mon piano droit
usagé contre le prochain projet fiscal du ministère des finances
dans le cadre duquel ce piano pourrait m’être pris à tout
moment pour couvrir mes dettes envers le fisc – et
j’échangerais mes poèmes de jeunesse contre le sens musical
des avocats qui exigent le même piano droit pour couvrir mes dettes
privées.
J’échangerais tout ce que je
sais sur Georges Bernard Shaw, contre tout ce qu’il sait sur moi.
J’échangerais les opinions en
ma possession que mes amis ont portées sur moi dans mon dos, contre mes
opinions sur eux en leur possession. (Je souffle à l’oreille de
monsieur le rédacteur qu’il ne doit pas leur en parler, ils
feraient un échange trop avantageux.)
J’échangerais le contenu de
mes nouvelles contre les formes extérieures des nouvelles Thomas Mann, et
j’échangerais les critiques que je reçois sur ma
pièce à écrire, contre une promesse que je
n’écrirai pas la pièce.
J’échangerais la gaieté
avec laquelle j’ai ri distraitement et fort hier dans la rue, en oubliant
que je n’avais aucune raison de rire, contre l’air triste et jaloux
d’un directeur de banque mélancolique quand il s’est
retourné dans sa voiture pour me regarder.
J’échangerais volontiers avec Ernő Szép[2] quelques feuillets administratifs contre
les feuilles des arbres voltigeant si bien dans ses poèmes.
J’échangerais un trèfle
à quatre feuilles et un porte-bonheur chinois, contre un ticket gagnant
sur les quatre chevaux arrivés en tête il y a une heure.
J’échangerais mon sex-appeal
contre le talent poétique de Marlène Dietrich.
J’échangerais les œuvres
complètes de feu monsieur Biensûr,
contre le geste de Chaplin avec lequel il s’est mis à mâcher
son lacet dans la Ruée vers
l’Or.
J’échangerais Laurel contre
Hardy et Hardy contre Laurel.
J’échangerais le travail
épuisant de Mussolini servant récemment du café à
l’agriculteur italien, contre son geste léger et aristocratique
pour glisser un pourboire à la bonne après le déjeuner.
J’échangerais mon appareil de
stoppage contre le projet d’extension de Mac Donald[3].
J’échangerais la statue de
Kossuth devant le parlement, contre la statue de Kossuth devant le parlement.
J’échangerais la promesse
amoureuse que m’a faite une dame blonde et svelte dont j’ai fait la
connaissance l’été dernier, contre le regard accablant
qu’elle a adressé au grand champion de tennis accompagné du
mot : jamais ! Je vous jure que je ferais une bonne affaire.
J’échangerais mon encrier
à recharger mon stylo-plume contre un stylo-plume à recharger un
encrier.
Quant à mon présent papier,
cher rédacteur, je l’échangerais contre… euh…
hum… de Molière…, ou bien… euh… hum… bon,
laissons cela… pour le moment… mon cher rédacteur, faisons
comme d’habitude…
Vous, vous pourrez l’échanger
à votre guise. Mais échangez-le contre au minimum cinq ou six
papiers, sous le stylo de mes très honorés confrères, si
vous voulez que le change soit équitable !
Színházi
Élet, 1933, n°35.