Frigyes
Karinthy : Nouvelles parues dans la presse
Une majestÉ dÉtrÔnÉe
Lors d’un grand match de boxe
américain un spectateur, un des cent mille présents, a
été pris d’une attaque cérébrale.
Manifestement il voulait attirer les regards, le pauvre, pour qu’on
l’admire lui aussi, pas seulement ces deux-là sur le ring qui
combattent à la vie à la mort. Il a défié la mort
le temps d’un round, elle qui
est toujours présente pour guetter les amateurs de sang (or qui
n’aimerait pas un peu le sang parmi ceux qui fréquentent les
matchs de boxe ?). Il l’a défiée donc, or elle lui a
administré un knock-out
régulier sous cette forme d’une attaque.
Mais la direction, toujours à la
hauteur de sa tâche, a veillé à éviter tout
scandale. On ne peut pas livrer deux matchs à la fois au même
endroit ; surtout si l’un des deux n’était pas
programmé. Donc lorsque notre malheureux héros allait tomber
à la renverse, non seulement personne n’a compté
jusqu’à dix en bonne et due forme au-dessus de lui, mais avant même
qu’il soit à terre, deux policiers costauds l’ont saisi, ont
frayé un chemin à travers la foule ondulante et dense et en le
traînant par ses deux bras l’ont sorti de la salle, sans laisser le
temps au public de réaliser ce qui se passait.
Imaginez la scène. Un cadavre
traîné, tiré de gauche et de droite, on le pousse par
moments, on le fait gesticuler des bras, pour qu’il ait l’air
vivant. Quelques curieux le remarquent, se retournent. Ils maudissent
ironiquement le mort, sale ivrogne, lui disent-ils, vous n’avez pas honte
de vous bourrer à ce point avant une occasion solennelle – bon,
bon, cessez de tituber, il vous faudrait boire un peu d’eau, ça
vous remettrait d’aplomb et vous pourrez revenir. Pour faire bon effet un
gars du service d’ordre répond même peut-être quelque
chose à la place du cadavre, comme un ventriloque – je n’ai
pas trop bu, lâchez-moi, Monsieur l’agent, ou quelque chose de ce
genre.
Autrefois la mort était un plus
grand seigneur.
Là où elle apparaissait, les
gens se prosternaient, ôtaient aussitôt leur chapeau, tout
charivari cessait.
Qui se souvient du poème
d’Edgar Poe, La Mort Rouge :
elle évolue en longue cape pourpre dans la salle de bal, et sur ses
traces cessent la danse et la musique dans la majesté de
l’horreur ?
Cette majesté a été
détrônée.
La mort n’en impose plus.
Si elle compte se faire valoir, elle
n’a qu’à se comporter de façon honorable et modeste,
sans déranger la cérémonie de la vie, sinon nous nous en
débarrassons discrètement, d’elle et de sa proie.
Elle n’en impose plus.
Elle était trop vorace.
Elle en a trop fait, il y a une vingtaine
d’années.
Pesti
Napló, 26 août 1933.