Frigyes Karinthy : Nouvelles parues dans la presse

 

afficher le texte en hongrois

KORNÉL ESTI, LE POÈTE -

DEZSŐ KOSZTOLÁNYI, L’HOMME

(Conversation rue Logody)

61-Kornél Esti le livre de Kornél Esti vient seulement de paraître, le parfum simple, pourtant raffiné des fleurs bariolées et exotiques de la poésie, filtré en une prose noblement pure qui nous inonde de ses pages, hante encore nos narines et notre palais. Notre correspondant, le modeste écrivain des présentes lignes est un membre du public de lecteurs d’élite qui célèbrent le grand poète et le maître de la plus belle prose hongroise en Dezső Kosztolányi, représentant vivant et gouverneur de Kornél Esti[1]. Ce correspondant a réalisé un vieux désir le jour où, délégué par Színházi Élet, il a rencontré Kosztolányi à son domicile afin de connaître « ce qui est terrestre en lui[2] », dans une conversation intime et directe.

Nous escaladons à trois la rue Logody silencieuse, moi, notre correspondant et l’écrivain de ces lignes, identique aux deux précédents. Nous nous arrêtons tous ensemble devant la belle maison en encorbellement au bout de la rue, le numéro douze, c’est ici qu’habite Kosztolányi, le maître des lieux. Je dois vaincre un peu mon émotion.

Pendant que je sonne, un homme grand, portant chapeau mou, s’approche depuis la rue Mikó, il vient aussi par ici. Il s’arrête devant l’immeuble. Je le reconnais immédiatement des photos, c’est lui. Un visage ovale, des traits doux, un regard méditatif. Bruni par le soleil comme il se doit au retour des vacances. Une cravate caractéristique. Nous nous présentons, il esquisse un sourire, il nous serre la main à tous les trois à la fois.

- Très heureux de faire votre connaissance, quel heureux hasard, veuillez entrer ! – dit-il en ouvrant la porte.

L’AUTEUR DE CES LIGNES : Quelle maison charmante… un véritable tusculanum[3]

KOSZTOLÁNYI : Sentez-vous à l’aise, vous n’aimez probablement pas non plus les situations contraintes.

NOTRE CORRESPONDANT : Une minute, Messieurs, le temps que je compte jusqu’à cinq, cela fait deux heures que le photographe attend devant la maison.

 

À l’intérieur on est reçu par l’aimable maîtresse de maison qui nous offre des fruits. Elle proteste modestement quand nous dévoilons que nous avons reconnu en elle l’auteur des nouvelles sensibles paraissant sous le pseudonyme de Ilona Görög. À la maison elle n’est que Manyika, la Manyika du petit Ádám et de Dezső.

Nous prenons place sans gêne. Nous nous sentons aussitôt tous les trois comme chez nous, entre ces murs tapissés de livres. Des milliers de livres, du plancher au plafond, même les portes en sont encadrées.

 

L’AUTEUR DE CES LIGNES : C’est ainsi que j’imaginais votre chez-vous. Et vous-même. Des livres que vous avez écrits, j’avais dessiné votre personnage vivant – et à partir de votre personnage vivant, les livres parmi lesquels vous vivez.

LUI : Un écrivain vit dans ses livres.

NOTRE CORRESPONDANT : Excusez-moi d’interrompre votre conversation, mais je suis ici pour représenter les lecteurs. Dites-leur quelque chose sur vous-même, sur votre vie.

KOSZTOLÁNYI (sourit) : Ma vie ?... Que pourrais-je en dire ? Ce qu’on peut en dire objectivement, est imprimé dans les documents et les certificats et les données statistiques. Une vie d’homme, semblables aux autres. Si j’en retranche tout ce qu’elle a signifié pour moi, il en reste si peu pour l’observateur, que franchement, je me demande comment on a pu remplir ces quelques pages qui résument ma biographie dans les dictionnaires.

L’AUTEUR DE CES LIGNES : C’est très juste. Et ce que votre vie a représenté pour vous, cela se trouve dans vos œuvres.

NOTRE CORRESPONDANT : Vous parlez trop vite, je n’arrive pas à noter.

KOSZTOLÁNYI : Je suis né à Szabadka, au lycée…

L’AUTEUR DE CES LIGNES : Cela est très emblématique… Le littérateur pourrait chanter cette phrase avec la même fierté que la jeune mariée de la comédie populaire : « J’ai vu le jour dans un buisson de roses ».

LUI (courtoisement) : Ou l’humoriste : « Où je passe, même les arbres pleurent. »

L’AUTEUR DE CES LIGNES (modestement) : Laissons cela…

NOTRE CORRESPONDANT (impatiemment) : Veuillez continuer, je vous prie.

KOSZTOLÁNYI : Mon père, Árpád Kosztolányi, était directeur de lycée. Je peux aisément prouver que ce n’est pas pour cela, mais malgré cela que j’étais excellent élève : j’ai été formellement renvoyé de la terminale par le consilium abeundi[4] présidé par mon père, car je me suis brouillé avec mon professeur de hongrois, sur un point de littérature. J’ai dû achever mon année à Vienne où j’ai aussi poursuivi à l’université.

L’AUTEUR DE CES LIGNES : Quand avez-vous commencé à écrire des poèmes ?

LUI : Vers mes quatorze ans. Dans le parc du lycée il y avait une charmille, face à la clairière où les instruments d’observation des étoiles de mon père physicien étaient disposés… (En rêvassant.) Comme si c’était encore devant mes yeux… Le télescope à droite, à gauche la charmille…

MOI (brusquement) : Pardon, le télescope se trouvait à gauche. Près de la porte. Je dis ça comme ça. Soyons précis, s’il s’agit de souvenirs.

KOSZTOLÁNYI (poursuit sans se laisser déranger) : C’est dans cette charmille que m’ont apparu dans une nuée la silhouette du recueil de mes premiers poèmes.

L’AUTEUR DE CES LIGNES (avec émotion) : Les "Plaintes d’un pauvre enfant[5]".

KOSZTOLÁNYI (en chuchotant) : Oui…

MOI : Pardon, les "Plaintes d’un pauvre enfant", c’était bien plus tard. Il en a été question pour la première fois dans la chambre au mois de l’Avenue Üllői, en 1909, à huit heures du soir, à l’occasion d’une dispute pour savoir si nous allions dîner chez Bodó ou au New York. C’est ce soir-là que j’ai affirmé que les souvenirs d’enfances dont nous avions parlé l’après-midi ne peuvent être versifiés que par le poète des "Arbres de l’Avenue Üllői". D’ailleurs c’est moi qui ai eu le premier exemplaire paru, avec la dédicace : « Pour monsieur la sage-femme et le laveur de cadavres du pauvre enfant. »

LUI (nerveusement) : Ce soir-là il s’agissait de "Entre quatre murs". Et il n’a pas du tout été question du New York…

MOI (sûr de moi) : "Entre quatre murs", c’était plus tôt. J’en suis sûr. Et nous ne nous trouvions pas devant le New York, mais devant le café Baross, tout endormis, à huit heures du matin, parce que le train partait à neuf heures pour Szabadka d’où la lettre provenait… Et la petite Mariska blonde, l’héroïne du poème qui deviendra célèbre, ne devait pas savoir que l’après-midi elle attendrait en vain le…

LUI (vite) : Laissons cela, je vous prie… Cela n’a rien à voir…

MOI (avec entêtement) : J’ai rappelé cela uniquement pour prouver que j’ai une meilleure mémoire.

LUI : Tu te souviens toujours mieux de tout. Au moins c’est ce que tu crois. C’est de ma vie, après tout qu’il s’agit, c’est moi qui suis mieux placé…

MOI : Je t’en prie…

NOTRE CORRESPONDANT (gêné) : Mais Messieurs… Le public nous regarde…

MOI : Je m’en fiche ! Je crois volontiers le romancier quand il dit bien connaître l’enfance de son personnage… Mais la sienne ? C’est le boulot de son biographe, pas le sien… Les autobiographies sont rarement réussies.

L’AUTEUR DE CES LIGNES (fièrement) : D’autant meilleurs sont les reportages et les interviews, comme c’est le cas ici même ! Photographe, faites votre devoir !

LE LECTEUR DE CES LIGNES : Qu’est-ce que c’est que ces rigolos ?!

 

Színházi Élet, 1933, n°38.

Article suivant paru dans Színházi Élet



[1] Héros autobiographique de nombreuses nouvelles de Kosztolányi.

[2] Citation du poème de János Arany : "En souvenir de Széchenyi".

[3] Villa de Cicéron à Tusculum.

[4] Conseil de discipline.

[5] "Plaintes d’un pauvre enfant", "Arbres de l’Avenue Üllői", "Entre quatre murs" sont des recuils de poèmes de Kosztolányi.