Frigyes
Karinthy : Nouvelles parues dans la presse
KORNÉL ESTI, LE POÈTE -
DEZSŐ KOSZTOLÁNYI,
L’HOMME
(Conversation
rue Logody)
e livre de Kornél Esti vient seulement de paraître, le parfum simple,
pourtant raffiné des fleurs bariolées et exotiques de la
poésie, filtré en une prose noblement pure qui nous inonde de ses
pages, hante encore nos narines et notre palais. Notre correspondant, le
modeste écrivain des présentes lignes est un membre du public de
lecteurs d’élite qui célèbrent le grand poète
et le maître de la plus belle prose hongroise en Dezső
Kosztolányi, représentant vivant et gouverneur de Kornél Esti[1]. Ce correspondant a réalisé
un vieux désir le jour où, délégué par Színházi Élet, il a
rencontré Kosztolányi à son domicile afin de connaître
« ce qui est terrestre en lui[2] », dans une conversation
intime et directe.
Nous escaladons à trois la rue Logody silencieuse, moi, notre correspondant et
l’écrivain de ces lignes, identique aux deux
précédents. Nous nous arrêtons tous ensemble devant la
belle maison en encorbellement au bout de la rue, le numéro douze,
c’est ici qu’habite Kosztolányi, le maître des lieux.
Je dois vaincre un peu mon émotion.
Pendant que je sonne, un homme grand,
portant chapeau mou, s’approche depuis la rue Mikó,
il vient aussi par ici. Il s’arrête devant l’immeuble. Je le
reconnais immédiatement des photos, c’est lui. Un visage ovale,
des traits doux, un regard méditatif. Bruni par le soleil comme il se
doit au retour des vacances. Une cravate caractéristique. Nous nous
présentons, il esquisse un sourire, il nous serre la main à tous
les trois à la fois.
- Très heureux de faire votre
connaissance, quel heureux hasard, veuillez entrer ! – dit-il en
ouvrant la porte.
L’AUTEUR DE CES
LIGNES : Quelle maison charmante… un véritable tusculanum[3]…
KOSZTOLÁNYI :
Sentez-vous à l’aise, vous n’aimez probablement pas non plus
les situations contraintes.
NOTRE CORRESPONDANT :
Une minute, Messieurs, le temps que je compte jusqu’à cinq, cela
fait deux heures que le photographe attend devant la maison.
À
l’intérieur on est reçu par l’aimable maîtresse
de maison qui nous offre des fruits. Elle proteste modestement quand nous
dévoilons que nous avons reconnu en elle l’auteur des nouvelles
sensibles paraissant sous le pseudonyme de Ilona Görög. À la maison elle n’est que Manyika, la Manyika du petit Ádám et de Dezső.
Nous
prenons place sans gêne. Nous nous sentons aussitôt tous les trois
comme chez nous, entre ces murs tapissés de livres. Des milliers de
livres, du plancher au plafond, même les portes en sont encadrées.
L’AUTEUR DE CES
LIGNES : C’est ainsi que j’imaginais votre chez-vous.
Et vous-même. Des livres que vous avez écrits, j’avais
dessiné votre personnage vivant – et à partir de votre
personnage vivant, les livres parmi lesquels vous vivez.
LUI : Un
écrivain vit dans ses livres.
NOTRE CORRESPONDANT :
Excusez-moi d’interrompre votre conversation, mais je suis ici pour
représenter les lecteurs. Dites-leur quelque chose sur vous-même,
sur votre vie.
KOSZTOLÁNYI (sourit) : Ma vie ?... Que
pourrais-je en dire ? Ce qu’on peut en dire objectivement, est
imprimé dans les documents et les certificats et les données
statistiques. Une vie d’homme, semblables aux autres. Si j’en retranche
tout ce qu’elle a signifié pour moi, il en reste si peu pour
l’observateur, que franchement, je me demande comment on a pu remplir ces
quelques pages qui résument ma biographie dans les dictionnaires.
L’AUTEUR DE CES
LIGNES : C’est très juste. Et ce que votre vie a
représenté pour vous, cela se trouve dans vos œuvres.
NOTRE CORRESPONDANT :
Vous parlez trop vite, je n’arrive pas à noter.
KOSZTOLÁNYI :
Je suis né à Szabadka, au
lycée…
L’AUTEUR DE CES
LIGNES : Cela est très emblématique… Le
littérateur pourrait chanter cette phrase avec la même
fierté que la jeune mariée de la comédie populaire :
« J’ai vu le jour dans un buisson de roses ».
LUI (courtoisement) :
Ou l’humoriste : « Où je passe, même les
arbres pleurent. »
L’AUTEUR DE CES
LIGNES (modestement) :
Laissons cela…
NOTRE CORRESPONDANT (impatiemment) : Veuillez continuer,
je vous prie.
KOSZTOLÁNYI :
Mon père, Árpád Kosztolányi, était directeur
de lycée. Je peux aisément prouver que ce n’est pas pour
cela, mais malgré cela que j’étais excellent
élève : j’ai été formellement renvoyé
de la terminale par le consilium abeundi[4] présidé par mon père,
car je me suis brouillé avec mon professeur de hongrois, sur un point de
littérature. J’ai dû achever mon année à
Vienne où j’ai aussi poursuivi à l’université.
L’AUTEUR DE CES
LIGNES : Quand avez-vous commencé à écrire des
poèmes ?
LUI : Vers mes
quatorze ans. Dans le parc du lycée il y avait une charmille, face
à la clairière où les instruments d’observation des
étoiles de mon père physicien étaient
disposés… (En
rêvassant.) Comme si c’était encore devant mes
yeux… Le télescope à droite, à gauche la
charmille…
MOI (brusquement) : Pardon, le
télescope se trouvait à gauche. Près de la porte. Je dis
ça comme ça. Soyons précis, s’il s’agit de
souvenirs.
KOSZTOLÁNYI (poursuit sans se laisser déranger) :
C’est dans cette charmille que m’ont apparu dans une nuée la
silhouette du recueil de mes premiers poèmes.
L’AUTEUR DE CES
LIGNES (avec émotion) :
Les "Plaintes d’un pauvre enfant[5]".
KOSZTOLÁNYI (en chuchotant) : Oui…
MOI : Pardon, les
"Plaintes d’un pauvre enfant", c’était bien plus
tard. Il en a été question pour la première fois dans la
chambre au mois de l’Avenue Üllői, en
1909, à huit heures du soir, à l’occasion d’une
dispute pour savoir si nous allions dîner chez Bodó
ou au New York. C’est ce soir-là que j’ai
affirmé que les souvenirs d’enfances dont nous avions parlé
l’après-midi ne peuvent être versifiés que par le
poète des "Arbres de l’Avenue Üllői".
D’ailleurs c’est moi qui ai eu le premier exemplaire paru, avec la
dédicace : « Pour monsieur la sage-femme et le laveur de
cadavres du pauvre enfant. »
LUI (nerveusement) : Ce soir-là
il s’agissait de "Entre quatre murs". Et il n’a pas du
tout été question du New York…
MOI (sûr de moi) : "Entre
quatre murs", c’était plus tôt. J’en suis sûr.
Et nous ne nous trouvions pas devant le New York, mais devant le
café Baross, tout endormis, à huit
heures du matin, parce que le train partait à neuf heures pour Szabadka d’où la lettre provenait… Et la
petite Mariska blonde, l’héroïne du poème qui deviendra
célèbre, ne devait pas savoir que l’après-midi elle
attendrait en vain le…
LUI (vite) : Laissons cela, je vous
prie… Cela n’a rien à voir…
MOI (avec entêtement) : J’ai
rappelé cela uniquement pour prouver que j’ai une meilleure
mémoire.
LUI : Tu te
souviens toujours mieux de tout. Au moins c’est ce que tu crois.
C’est de ma vie, après tout qu’il s’agit, c’est
moi qui suis mieux placé…
MOI : Je
t’en prie…
NOTRE CORRESPONDANT (gêné) : Mais
Messieurs… Le public nous regarde…
MOI : Je
m’en fiche ! Je crois volontiers le romancier quand il dit bien
connaître l’enfance de son personnage… Mais la sienne ?
C’est le boulot de son biographe, pas le sien… Les autobiographies
sont rarement réussies.
L’AUTEUR DE CES
LIGNES (fièrement) :
D’autant meilleurs sont les reportages et les interviews, comme
c’est le cas ici même ! Photographe, faites votre
devoir !
LE LECTEUR DE CES LIGNES :
Qu’est-ce que c’est que ces rigolos ?!
Színházi
Élet, 1933, n°38.
[1] Héros autobiographique de nombreuses nouvelles de Kosztolányi.
[2] Citation du poème de János Arany : "En souvenir de Széchenyi".
[3] Villa de Cicéron à Tusculum.
[4] Conseil de discipline.
[5] "Plaintes d’un pauvre enfant", "Arbres de l’Avenue Üllői", "Entre quatre murs" sont des recuils de poèmes de Kosztolányi.