Frigyes Karinthy : Nouvelles parues dans la presse

 

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UN CHÂTEAU DE CARTES DE TROIS CENTS ANS

(Démolition de Tabán[1])

Eh bien, la grande Démolition a commencé, la Destruction officielle, la Déconstruction au sens littéral du terme – le Caton inconnu a tonné aux oreilles : « Tabanum esse delendam » jusqu’à ce que la Ville ait fini par l’entendre et décider : Tabán doit être arasé jusqu’au niveau du sol, avant même de décider quoi construire à sa place.

Comme mon confrère classique Scipion, cet après-midi je suis allé "m’asseoir au-dessus des ruines de Tabán" pour que l’aimable abonné recueille dès demain matin, toutes fraîches, mes larmes tombées en gouttes à cette fin, directement dans la rotative.

 

*

Monsieur Feldmann, l’entrepreneur à qui les opérations de démolition ont été confiées, ne prend pas la chose au tragique, il aime construire tout autant que démolir. Il s’étonne quand je lui explique le but de ma venue : qu’y a-t-il à pleurnicher et à écrire là-dessus ? D’ailleurs ça ne le dérange pas. « Tant que ça ne me coûte pas d’argent, ils peuvent écrire ce qu’ils veulent, ces messieurs », remarque-t-il avec l’expérience millénaire d’un sage stoïcien. Il me dirige sur János Gréczy, maître démolisseur, qui me donnera toutes les informations souhaitées.

 

*

Cent cinquante immeubles ont été condamnés, mais dix à vingt opérations seulement ont été achevées à ce jour ; l’impasse Árok est pour le moment intacte. Ici, où nous sommes, au milieu d’une cuisine âgée de trois cents ans, seul le firmament bleuit au-dessus de nos têtes – plus loin, deux grandes chambres sont encore précieusement plafonnées par des doubleaux. Les murs de la cuisine tiennent solidement, les conduites d’eau fonctionnent.

Démolir une maison n’est pas simple. Il faut bien connaître les matériaux, le travail des bâtisseurs anciens, sans quoi on pourrait rencontrer de graves difficultés, des entretoisements (séparations horizontales entre les étages) négligemment attaqués risqueraient de s’écrouler sur le démolisseur, l’enterrer sous leur poids. (À l’attention des révolutionnaires !) Il convient de savoir quels graviers on utilisait jadis, et comment alternaient les rangées de briques avec les pierres de tailles. L’ouvrier ôte ces éléments un à un avec prudence, comme pour démonter un château de cartes en évitant qu’il ne s’écroule d’un coup par suite d’une seule carte malencontreusement retirée.

Sans oublier de veiller aussi à la pureté de la langue. Maître Gréczy remet à sa place le contremaître János Szeniczey qui souhaitait lui aussi jouer un rôle dans mon présent discours funèbre comme le fossoyeur de Hamlet : ce n’est pas une cheville comme il l’a dit, mais un taquet. (Je recommande cela à mon ami Kosztolányi !).

Un autre ouvrier apporte une vieille pièce de monnaie sur la paume de sa main, il l’a trouvée sous le plancher qu’il venait de faire sauter. (Il convient de savoir, moi par hasard je le sais, que c’est une ancienne coutume de cacher une pièce sous le plancher au cours des constructions.) Cette pièce nous apprend que le plancher est plus récent que l’immeuble – je vois un six-sou authentique pour la première fois de ma vie : il est écrit dessus 6 kreuzers.

 

*

Au demeurant, aucun "vestige" spécial ne s’est encore montré, ni trésor caché dans le mur, ni cadavre enterré, victime d’un crime oublié. Si quelque chose apparaissait, le trésor enrichirait la ville, tandis que le cadavre reviendrait au musée de la police.

J’apprends tout cela par les ouvriers. Toute l’équipe vient du département de Nógrád ; apparemment c’est là que résident les meilleurs spécialistes dans ce domaine. Si j’ignorais que notre ministre Sztranyavszky[2], glorieux constructeur de tant de beaux bâtiments, ainsi que Scitovszky, venaient de ce département, je serais tenté de recommander Nógrád comme "nid de démolisseurs".

Quand je demande s’ils ne regrettent pas de démolir ces beaux vieux murs pittoresques, ils me regardent de travers, comme un éboueur regarderait de biais un semi-débile quelconque qui voudrait le retenir dans son travail. Ils nettoient et draguent même les caves. « On cure tout, Monsieur, comme une dent cariée. »

 

*

D’un air suppliant, je cherche à trouver un peu de compréhension dans les yeux d’une dame blonde, qui ne cesse de nous suivre, pendant que les ouvriers expliquent les opérations. Elle comprendra peut-être le chagrin d’un artiste, pour qui une cruche cassée, une vieille monnaie de cuivre, une masure misérable, un pantalon troué, quand ils sont séparés de leur environnement, peuvent présenter une valeur plus estimable que la flotte azur de Balbo[3] – ils rayonnent la beauté mélancolique d’un Souvenir évanoui, vous le sentez comme moi, n’est-ce pas, Madame ?

Mais j’ai en réponse un regard sévère de la blonde, elle m’a peut-être mal compris. Puis elle se tourne vers Monsieur Feldmann et lui explique qu’elle vient là pour la dixième fois au sujet des bois de fenêtres, veulent-ils oui ou non les lui céder au prix qu’elle offre, en tout cas c’est son dernier prix.

Ô temps ! Où s’est perdue la poésie ?

(Remarquez, elle n’a pas tort. Ces cadres de fenêtres pourraient être très bien réutilisés dans une résidence secondaire – j’aurais dû y penser.)

 

Az Est, 3 septembre 1933.

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[1] Quartier très ancien de Buda, près du Danube entre la colline du Château et le Mont Gellért.

[2] Sándor Sztranyavszky (1882-1942). Secrétaires d’État ; Béla Scitovszky (1878-1959). Ministre de l’intérieur.

[3] Italo Balbo (1896-1940). Homme politique, ministre de l'aéronautique.