Frigyes
Karinthy : Nouvelles parues dans la presse
MÁrton kallikak et sa famille
Tableau
instructif
L’exposition "Enfance" de la
Fédération des Parents Hongrois, dans le pavillon de la
Halle de l’Art Industriel,
offre un spectacle véritablement instructif et réjouissant :
toutes nos félicitations au président, le comte Gyula Keglevich, à monsieur le professeur István Máday et au docteur Barinkay
qui l’ont constitué sans épargner leur peine et qui
désormais, je l’apprends, vont la renouveler chaque année.
Les différentes firmes se présentent joliment, la production
artistique et artisanale des petites mains est une vraie merveille pour les
yeux et pour le cœur – la tente des scouts est émouvante,
enrichie des cadeaux des petits camarades finlandais, chinois et indiens, en
particulier le bâton de ski tueur d’ours et la coiffe de plumes à
la Winnetou. Nous apprenons que le lait est
très bon pour la santé. Preuve est faite que des enfants de huit
à douze ans sont capables de réaliser des affiches remplies
d’idées si au-delà des leçons et des
rédactions scolaires nous fertilisons leur imagination de ce genre de
défis. Dans la salle suivante, comme pour compléter les trop
rares diffusions en matière éducative (cela fait dix ans
qu’il n’y a pas eu d’exposition enfantine à Budapest),
on peut voir une collection de jouets artistiques ; au milieu de la salle
une magnifique scène, un théâtre de marionnettes en
permanence ainsi que tout un tas de données historiques
pédagogiques informatives avec des illustrations concernant le
passé et le présent de ce domaine. Il y a aussi de quoi satisfaire
la bouche, en particulier le petit pain impérial farci au fromage
fumé de brebis transylvanien qui a grandement satisfait notre palais
observateur et évaluateur. Les ballons faits d’éponge et
les fleurs artificielles étaient également plaisants, de
même que le bateau de guerre dans une cuvette, mû par un petit
morceau de camphre à la surface de l’eau.
Bref : chers adultes, allez-y, voyez
et apprenez des enfants et de vos rares congénères adultes
enthousiastes qui se consacrent plus volontiers aux besoins de
l’âme enfantine et du royaume des enfants en général,
car ici on peut encore et cela vaut la peine d’agir dans l’espoir
de l’avenir – et confiez vos affaires sérieuses aux
politiciens, aux économistes et aux organisateurs du troisième,
du quatrième et du cinquième Reich, car c’est à eux
qu’incombe (en préparant des guerres) de nettoyer les masses de
faillites et le tas de ruines appelés "société des
adultes".
*
Évidemment, l’harmonie et
l’effet réciproque des deux sociétés sont des points de vue auxquels il
convient de songer. Il est vrai que pour ma part je n’y pense pas
volontiers et si cela dépendait de moi, je les séparerais tout
simplement, j’interdirais tout contact des enfants avec les adultes et
réciproquement. J’ai souvent rêvé de
l’île où, si j’étais riche, je
déposerais quelques milliers d’enfants, je les isolerais du monde
(les ayant pourvus de tout le nécessaire à la vie) et c’est
seulement trente ans plus tard que je laisserais y aller les pédagogues
– quand ils n’ont plus aucun moyen d’y enseigner le mal,
seulement d’apprendre le bien. Plus tard je me suis rendu compte que
cette expérience est non seulement irréalisable mais aussi
imparfaite. L’idéal serait qu’on puisse faire avec des
hommes ce qu’il y a quelques années des savants naturalistes
à l’âme enfantine, et
donc géniaux, ont réussi à faire. En effet, sur des
têtards traités aux extraits de thyroïde, ces savants ont
obtenu que leurs têtards ne se transforment plus en grenouille, mais
qu’ils continuent leur évolution en leur qualité initiale,
qu’ils deviennent des têtards grands comme les grenouilles, voire
bien plus grands encore, qui plus est sachant se reproduire sans
difficulté. Imaginez, ne serait-ce pas magnifique si les hommes et les
femmes connus jusqu’à présent disparaissaient de la Terre
et si des petits garçons et des petites filles de deux mètres
voire plus, vigoureux, splendides et doués occupaient leur place ?
*
Tiens, voilà un tableau terrifiant
sur le mur qui deviendrait inutile et pourrait être arraché, ce
tableau sous lequel, en examinant le beau matériel de
l’exposition, je revenais chaque fois, tel un criminel sur les lieux de
son forfait.
Ce tableau présente,
accompagné d’illustrations, un certain Márton Kallikak et son aimable famille.
Márton Kallikak
vivait sa vie il y a cent vingt années. Il s’est marié
à deux reprises. Une première fois il a épousé une
jeune fille saine, une pétulante jouvencelle, et la seconde fois une souffreteuse geignarde, que l’on
respectait sans doute différemment en ce temps-là (il devait y
avoir quelque chose en elle s’il l’a épousée !),
mais dans notre époque matérialiste on qualifie une personne
comme ça tout simplement de "tarée". Toutefois la
"tare" n’exclut pas la fertilité, ainsi toute une armée
de descendants est née des deux mariages. Un sociologue n’a pas
dédaigné d’aller au fond des choses, il a
reconstitué toute l’affaire criminelle, et maintenant le
résultat est là : nulle tricherie, nul artifice (nous sommes
après tout au Luna-Park du Bois de la Ville, respectons-en le langage !),
tout est véritable, honorable public ! L’hymen avec
l’épouse saine a engendré 484 bourgeois honorables, autant
de splendides spécimens humains, piliers de la société,
ravissement de l’humanité, alors que l’épouse malade,
la pauvre, a donné au même homme 490 fleurs de potence
miséreuses, aveugles, démentes, sourdes-muettes, des voleurs, des
cambrioleurs. Il est désespérant de regarder le côté
gauche de ce tableau, avec ses illustrations, c’est une horreur de voir
ce qu’est devenu le sang des Kallikak, les
vertus ancestrales des Kallikak (puisque les
ancêtres des Kallikak étaient
évidemment tous des vigoureux gaillards preux et héroïques,
terreur des Ottomans, chevaliers des places fortes des confins). L’un de
ceux-là sur l’image n’est pas gêné de tenir le
goulot d’une gourde dans sa trogne, ce dégueulasse ; un autre
traîne au pied d’un arbre en plein jour ; un troisième
prend les jambes à son cou pour fuir avec le butin ; un
quatrième se balance déjà à la potence bien
méritée (je remarque que c’est celui-ci qui a la bouille
relativement la plus sympathique). En un mot comme en cent, une compagnie
à faire dresser les cheveux sur la tête, on n’aurait
aimé en croiser aucun dans une rue obscure. Il y a par exemple parmi eux
une femme d’aspect passablement normal, aux joues rebondies, bien
attifée, mais celle-ci est aussi un genre rouge dehors, pourri véreux dedans : la légende
factuelle révèle qu’elle était, la malheureuse,
propriétaire de plusieurs maisons de plaisir.
Et tout cela parce que dans un de ses mariages Márton Kallikak n’a pas fait suffisamment attention,
n’a pas gardé sous les yeux le bon conseil de Schiller à la
mode en ce temps-là : « drum prüfe, wer sich ewig bindet »[1].
*
Dieu sait ce qui est arrivé à
Márton Kallikak. Il a dû se laisser
aller quelque peu, il n’a pas songé aux mesures et examens
nécessaires. Il n’a pas songé à l’eugénisme, à la loi du bien engendrer, avec ses prévisions infaillibles. Il
n’a pas tenu compte de la découverte immortelle de Mendel datant de soixante-dix ans, dont
se nourrit toute la génétique moderne, avec ses chromosomes, ses "gênes" et ses
"gamètes", éléments de base d’une nouvelle
chimie, censée produire in vitro les différentes races. Il a
oublié la pensée politique la plus récente de notre
temps : la stérilisation et l’hitlérisme, la
production des races pures et leur défense contre les races de moindre
valeur.
Dieu sait ce qui lui est arrivé.
Qu’est-ce qui a pu lui plaire dans cette jeune fille malade,
tarée, qu’il a épousée ?
Peut-être justement le fait
qu’elle était malade. Le fait qu’elle soit d’une
pâleur blême si intéressante et émouvante,
qu’elle ait eu besoin de protection, qu’elle ait été
différente. Comment savoir ? Elle était peut-être
"une belle âme", comme on le disait en ce temps-là, sous
l’emprise de l’âme malade d’un autre homme bien
portant. Un certain écrivain nommé Goethe était à
la mode en ce temps-là, il chantait la gloire de l’âme
parfaite rayonnant dans un corps faible et fragile.
Il est aussi possible que Márton Kallikak, jouissant d’une bonne santé, se
fichait tout simplement de toute la théorie "scientifique",
concoctée majoritairement par des rats de bibliothèque et des
casaniers à lustrines au corps chétif et souffreteux,
hystériques et épileptiques, s’affublant du qualificatif de
"savants". Ils mijotent une soupe mixée de tout et
n’importe quoi : la marche de Radeczky, la
vocation de l’homme et l’élevage des chevaux, le darwinisme
et la rédemption du monde.
Car
que pourra devenir cet élevage d’humains sur une base
darwinienne ? Est-ce que toutes ces santés débordantes ne
s’entre-dévorent pas pour une plus grande gloire de la
"struggle for life", pendant que le pot de fleurs fêlé
demeurera éternellement ?
Il serait peut-être quand même
préférable d’essayer avec la glande thyroïde.
Pesti
Napló, 12 septembre 1933.