Frigyes
Karinthy : Nouvelles parues dans la presse
FUNESTE
NOUVELLE
Au
cimetière des idéaux
Hier encore
c’était le Crépuscule des Idéaux – mais il est
bien loin déjà ce crépuscule ! La nuit est
tombée depuis, même la lune n’éclaire pas, elle ne
reflète pas le triste souvenir du corps céleste couché. Amphimelas[1], noirceur tout autour. Si tu baisses le
rideau de tes yeux, mon poète, pour te protéger du rêve cru
et blessant du monde extérieur, afin de jeter un regard dans la
réalité de ta conscience, tu n’aperçois dans le noir
que débris et ruines. Des fantômes ululent dans le vent, tu
retires tes pieds affolés, car ils cognent des buttes tombales. Tu
hantes l’obscurité du cimetière des idéaux, sur
chaque stèle de bois un mot, une notion – hier elles avaient
encore un contenu, elles vivaient et elles agissaient, aujourd’hui leur
propre nom craquelle d’un bruit vide et sourd – marmites
fêlées sur un épouvantail, amas de lettres
dénuées de sens, bla-bla.
*
Toute signification s’est
consumée en eux, au point que désormais même leur contraire
ne fait plus aucun effet, personne ne les prend plus au sérieux. Jadis
nous croyions que le royaume de Dieu, si le monde devient pécheur, sera
relayé par l’empire de Satan, pour préparer le jugement
dernier. Quand le bien était vaincu par le mal, chacun savait ce
qu’était et qui était le mort, et c’est par lui,
à travers lui que nous comprenions, nous maudissions ou
bénissions l’assassin victorieux. Alors que notre monde à
nous a si bien oublié son mort, qu’en entendant son nom il hausse
les épaules et s’étonne ; alors que du vivant qui
l’a poussé dans la tombe, il connaît tout au plus le nom,
mais dans le fond il ne devine pas que derrière ce nom se
déchaînent de véritables forces. Celui pour qui le bien
n’est désormais plus possible, ne croit pas le mal non plus, non
« au-delà du bien et du mal » comme l’Übermensch nietzschéen, mais en
deçà de ces deux, comme l’animal et la plante.
Le bien et le mal ?
Bla-bla.
Un lecteur de journaux normal hausse les
épaules et tourne les pages, « ayant été
informé » qu’Heinrich Mann, l’écrivain
allemand banni d’Allemagne et privé de sa nationalité, a
écrit un roman en exil sous le titre "Hass"
(La haine), sur ses ennemis.
Bla-bla. Haine ? Amour ?
*
Il n’y a pas de haine, il n’y a
pas d’amour. Il n’y a que des rapports de force, des composants
"vecteurs" de facteurs mesurables et de résultantes probables
que l’on peut calculer approximativement. Le monde est devenu un grand
amas de chiffres, et celui qui veut s’y retrouver n’a
qu’à apprendre la loi des grands nombres et les combinaisons de
probabilités. La statistique parle clairement, elle n’a pas besoin
d’idéaux – appelez-la principe de matérialité,
technocratie ou socialisme, peu importe. L’essentiel est le Nombre, et
une fois que le Nombre se met à parler, on n’a qu’à
se taire : il est bon de parler et meilleur de se taire. Cela fait des
années que je suis avec attention les discours politiques de cet intéressant
chancelier qu’est Hitler, avant même sa victoire. Au-delà de
quelques lieux communs généraux, invérifiables, il
administrait simplement des données chiffrées :
aujourd’hui nous sommes tant, maintenant nous sommes tant de plus –
demain nous serons tant, et après-demain, puisque nous serons tant de
plus, nous prendrons le pouvoir.
C’est ce qui s’est
passé.
*
Et à côté des nombres
les notions ont progressivement pâli, même celles moins abstraites
que les purs idéaux ; il a été
révélé que des idéaux avaient tout de même
été mêlés à la matière des notions, ce
qui en entravait la durabilité : des idéaux organiques, des
enfants d’âmes mortelles condamnés à
dépérir. Et nous, disciples de Platon, qui faisions confiance
depuis des millénaires à l’idée d’un
État démocratique ! Comme cela nous paraissait pratique,
l’unique solution possible, même en négligeant les
éléments psychologiques : on jurait qu’elle supportait
même l’école plus rigide du socialisme quand, après
le contrôle politique et économique, ce dernier a envoyé
aussi l’État à un examen de rattrapage en calcul. Il a
réussi à l’examen de fin d’année, mais a
échoué au baccalauréat. Une origine douteuse a
été révélée sur son compte : la
thèse fondamentale des Idéaux Humains Généraux,
certains postulats sur lesquels il avait été fondé.
Quelques fictions. Des hypothèses.
Cette hypothèse par exemple que dans le fond les hommes sympathisent les
uns avec les autres, ou ils aimeraient au moins sympathiser si
c’était possible, si on les laissait faire – sinon, pourquoi
vivraient-ils en société, sans raisons contraignantes, pourquoi
ne se cachent-ils pas plutôt, en solitaires, comme les araignées,
évitant la société des autres ?
Cette hypothèse, compte tenu des
faits, paraissait vraisemblable. On pouvait bâtir dessus. Et Platon puis
certains de ses successeurs l’ont d’ailleurs fait : cette
sympathie, cette attirance, il l’a nommée affection, et il est
parti de la thèse que les hommes s’aiment les uns les autres.
Un postulat.
Philosophie. Fiction. Idéal.
Postulat.
*
Et maintenant, depuis que la loi sur les
races s’est mise à réviser tout cela et elle a
administré la démonstration que cette attirance n’est
qu’apparence, car ce ne sont pas les hommes qui s’attirent, mais
c’est la "volonté vitale des races" qui crée une
sorte de cohésion et en même temps une répulsion envers les
autres races : alors toute la pensée démocratique
s’est délitée comme une nuée. Elle n’a pas
résisté à l’épreuve.
Bien sûr, il y a un os
transitoire : avec qui vont-ils organiser la nouvelle université,
alors qu’un à un ils ont balayé tous les professeurs ?
Il s’est avéré que dans le cagibi de deux mille ans on ne
trouve aucune construction qui ne serait pas infectée par ce maudit
principe de démocratie au fond duquel se blottit le champignon
vénéneux de l’erreur principale : est-ce la confiance
et la foi dans la bienveillance originelle des hommes, les uns envers les
autres ?
Autant d’idées
démocratiques, quel que soit le nom qui leur était donné.
La démocratie du Christ.
Une démocratie catholique.
Social-démocratie.
Va te faire fiche – que voulez-vous
qu’on en fasse, à l’aube de la grande Connaissance qui nous
annonce que la démocratie en tant que telle a échoué, elle
a clamsé ?
*
L’Autriche, la malheureuse Autriche,
qui cette fois ne voulait pas se marier, surtout pas, le fiancé ne lui
chantait vraiment pas – dans son désarroi cette Autriche a
combiné un truc. Elle concocterait une mixture de démocratie de
l’église universelle et de social-démocratie, elle
assurerait solennellement l’Europe que cette mixture serait du fascisme, vous jugerez sur
pièces, une constitution moderne des classes, une gouvernance
unifiée, eh oui !
Deux affirmations valent une
négation. Deux démocraties valent une dictature.
*
Moi, ça me serait désormais
bien égal. Il n’existe pas de bonnes lois ni de mauvaises lois, il
n’existe que des lois bien ou mal appliquées. Je peux imaginer une
bonne dictature ou une mauvaise démocratie – ce que je ne peux
hélas pas imaginer, c’est qu’on puisse gouverner et guider
ne serait-ce qu’un seul homme sans idéaux concernant les hommes et
non les chiffres, alors des nations et des États. Mais où sont
donc ces idéaux – et parmi eux celui vieux de deux mille ans, la
grande Découverte et la Nouvelle, la Nouvelle Joyeuse avec laquelle
jadis les crieurs de journaux de Dieu ont parcouru la planète,
d’après les notes des reporters de l’époque, les
évangélistes ?
La bonne nouvelle s’est faite funeste
nouvelle.
Plus de gloire à Dieu au plus haut
des cieux, Plus de paix sur terre aux hommes de bonne volonté.
Ignominie pour Satan en enfer, et pour les
hommes : guerre, malveillance et soupçon.
Pesti
Napló, 17 septembre 1933.