Frigyes Karinthy : Nouvelles parues dans la presse

 

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DEVINETTES

 

Depuis que les journaux les plus populaires du monde annoncent à l’envi de grandes compétitions de devinettes, des derbys de devinettes (en Amérique on a organisé un concours de mots croisés primé de cinquante mille dollars), la chose commence à m’intéresser. L’époque des vieux lots constitués de livres et d’eaux de toilette est révolue, aujourd’hui c’est une voiture, une maison de famille, une gentille petite propriété, une rente à vie et un canon de quarante-deux, que l’on tire au sort parmi les gagnants. Un homme prévoyant qui n’est pas indifférent à son avenir et celui de sa famille, doit se consacrer sérieusement à cette science qui en cas de chance… Et cætera, et cætera. Les autres carrières sont encore plus incertaines.

Je me suis mis au travail.

J’ai commencé à étudier les journaux de devinettes et les devinettes des journaux, locaux et étrangers. J’ai essayé d’édifier un principe général cohérent grâce auquel j’aurai entre les mains  la clé globale d’aussi bien la construction que la résolution des énigmes : je me sens chez moi dans ce labyrinthe où le mot représente une image et l’image représente un mot.

C’est à l’aise, d’un coup d’œil, que j’ai résolu les problèmes les plus difficiles, faisant s’ébahir les têtes lourdes qui nous demandent dans leur désespoir : « Dis donc, qu’est-ce que ça peut être ce qui a cinq lettres, qui est au milieu de la pièce, on mange dessus et ça se termine par ble ?

À la fin j’en étais là que je n’avais pas besoin d’avoir une devinette ou une figure devant les yeux pour trouver la solution. Un collègue de la rubrique jeux m’a raconté en riant qu’un jour, à cours d’inspiration, cinq minutes avant la clôture de son journal il a découpé un rébus dans une revue étrangère sur lequel il n’y avait qu’un moulin à vent, rien d’autre, et c’est ce qu’il a remis. Son idée était d’inventer quelque chose plus tard en guise de solution. Mais il fut inutile qu’il se casse la tête : parmi les milliers de réponses reçues une trentaine environ ont découvert que le moulin portait en enseigne les lettres A et D, ils en ont déduit qu’il s’agissait d’Alphonse Daudet (Les lettres de mon moulin). C’est alors que j’ai eu l’idée qu’il était inutile de concocter les rébus, tous les objets, dessins et figures du  monde deviennent des problèmes mystérieux si je les regarde autrement que leur vocation première, si je suppose derrière l’objet une intention secrète. (C’est de cette façon que la philosophie a fait un mystère d’un des phénomènes les plus simples et les plus transparents du monde, la femme, alors que la solution est tellement simple : cinq lettres horizontalement, cinq lettres verticalement, cela donne la croix que l’homme doit porter.)

Car si la phrase de Hamlet, « il n’existe ni bien ni mal autrement qu’en pensée »,  est juste il est juste aussi qu’il n’existe pas de secret et de solution autrement que pour l’esprit qui analyse, qui cherche.

Je me croyais déjà presque parfait lorsqu’il m’est arrivé ce qui suit.

Quelqu’un m’a posé la devinette suivante :

Dou zeit aliens.

Je me suis cassé la tête pendant trois semaines.

J’eus beau traduire le mot "zeit" en hongrois (idő), en anglais (time), en français (temps), Et qu’est-ce que les aliens, les extraterrestres viennent faire là. Je n’ai pas trouvé la solution.

J’en suis tombé malade.

Un jour, mon neveu de cinq ans qui apprenait à lire, a farfouillé dans mes notes et a commencé à les déchiffrer.

Il a lu l’énigme en trente secondes, en français, ainsi :

« Douze Italiens ».

Depuis j’ai cessé de m’intéresser aux énigmes.

 

Pesti Napló 16 septembre 1933.

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