Frigyes Karinthy : Nouvelles parues dans la presse

 

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LA PENSÉE, LUXE PSYCHIQUE

Lois allemandes sur la presse, et autres

C’est une blague particulièrement funèbre que le texte de la nouvelle loi allemande sur la presse, que cet échafaudage angoissant, ait été publié dans les journaux hongrois justement le 6 octobre, anniversaire du martyr des généraux d’Arad morts pour la liberté[1] ; c’est angoissant non seulement pour les confrères allemands, mais cela fait craindre à nous tous, la contagion du mauvais exemple. Encore que le mot liberté apparaisse dans le texte, il apparaît même très souvent ; non à la façon habituelle dans les ouvrages révolutionnaires (le nouveau régime allemand actuel, à défaut de meilleur terme, se qualifie pourtant de révolutionnaire), plutôt sous la forme qu’utilisent les autorités supérieures quand elles parlent de liberté dans les prisons et les casernes.

 

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Je dis que c’est une coïncidence funèbre justement parce que ce jour est un jour de deuil : une occasion séduisante pour les journalistes de confronter les tout nouveaux meurtriers de la liberté avec la dépouille des martyrs. Et cette confrontation a eu lieu avec tout de feu et la vigueur dont est capable notre ci-devant aristocratie intellectuelle affaiblie dans les présentes mauvaises conditions économiques. Aussi je dois féliciter un de mes excellents compagnons d’armes pour sa belle métaphore selon laquelle cette fois c’est la lettre de plomb qu’a fait fondre le bûcher allemand, pour la couler dans l’oreille de l’opinion publique ligotée. Mais au-delà des passions et des métaphores, la saine raison humaine, quand elle commence à fonctionner selon ses propres lois, pour soit digérer la matière première qu’on lui a fait avaler, ou si cela n’est pas possible, la recracher, produit quelques questions simples (ce sont ces questions qui jouent, face aux événements du monde extérieur, le rôle que jouent les sucs digestifs de l’estomac), et ces questions, indépendamment des positions politiques partisanes, attendent des réponses à droite comme à gauche, avec une même impatience.

 

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La loi allemande sur la presse, et tout spécialement la déclaration de Goebbels qui y a été adjointe, affirme que la liberté illimitée de la presse a permis la diffusion des idéaux pernicieux les plus dangereux. Cela est sans doute possible, puisque la liberté permet par essence que bons et mauvais se côtoient dans ses cadres (pardonnez-moi le paradoxe qui m’a fait mettre ensemble les notions de "liberté" et de "cadre", ce n’est pas seulement le hasard). En effet ce qui donne un sens à la liberté, c’est justement de laisser s’exprimer le bon ou le mauvais de la même façon, en vue de permettre de choisir entre les deux. Les idéaux de liberté et les droits à la liberté qui en ont découlé, étaient partis autrefois de l’hypothèse d’une communauté entre l’État et les citoyens, des individus adultes (Rousseau appelle cela "contrat"), ces idéaux ne s’expriment pas dans l’ordre disciplinaire d’une institution de redressement exerçant une tutelle sur des citoyens intellectuellement et moralement mineurs, se méprisant les uns les autres. Le principe très profond, se nourrissant de l’instinct moral qu’en effet, il faut laisser s’exprimer le mal, fait partie de l’essentiel de la liberté – les Saintes Écritures expriment ainsi ce principe : il faut qu’il y ait de quoi se scandaliser. Elles ajoutent naturellement « malheur à celui par qui le scandale arrive », mais cela ne fait qu’étayer la thèse sans la contredire : il est en effet évident que sans mauvais exemple on n’arriverait jamais à la reconnaissance des bonnes actions. C’est la raison pour laquelle un État libre n’interdit pas le crime (il n’existe pas de loi pour dire qu’il est interdit de voler, de tuer), elle le punit, or une différence psychologique très fine, très profonde, décisive, couve ici.

La question est ailleurs, honorable camarade Goebbels, toi qui apostrophes la liberté de la presse, en hurlant comme un lion blessé. Ce maudit libéralisme ne pouvait pas être un si grand malheur pour le monde, comme ne peut pas être un malheur, du point de vue d’aucun parti, la règle des jeux de cartes pareillement valable pour tous, qu’aucun joueur sensé n’a jamais tenu pour responsable de sa déveine : vous pouvez aussi déduire cela de ce que sans libéralisme vous n’auriez jamais pu "propager" (c’est ainsi que vous en appelez à la liberté de la presse, quand vous en avez besoin) vos idéaux avec autant d’énergie ; et voici, maintenant que vous avez les moyens de dicter les conditions. Mais prenez garde : vous devez cela  à la chance aux cartes, et la chance aux cartes a tout de même été rendue possible par la règle du jeu. La chance vous a souri, mais ne pensez-vous pas qu’en possession de l’argent et du pouvoir il est dangereux d’attaquer également les règles, pour se les rendre encore plus favorables ; transformer les conditions d’un duel noble et équilibré en sentence divine ? Le jeu peut tourner autrement, et alors il sera très ardu, enfermés dans les chaînes que vous avez vous-mêmes forgées, de reprendre de nouveau le combat contre un dictateur confortablement installé. Je n’ignore pas que dans ce monde de luttes, "malheur au vaincu" – mais moi, citoyen sobre et aimant sa famille, si j’ai perdu à la roulette, je préfère me tirer une balle dans la tête sans mot dire, qu’exiger pour mes descendants qui viendront tenter leur chance eux aussi un jour, des lois qui excluent la possibilité de regagner.

 

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Pourtant ceci n’est qu’une sorte de "jeu avec les mots", l’excellent correspondant de notre journal, Pesti Napló, qualifie ainsi les conclusions absolument justes, lumineuses et claires, de Bernard Shaw, le vieil homme, rendant compte de son dernier livre (Asile d'aliénés politiques en Amérique). Dès qu’il s’agit de situations réelles, Monsieur Goebbels enfonce le clou lorsqu’en langage des fleurs, il propose aux vaincus de chercher ce clou quelques centimètres au-dessus de leur tête et de s’y pendre. Il aimerait bien voir le journaliste qui oserait écrire un papier contre les intérêts de son rédacteur et de son édition, sur ce point il a parfaitement raison. C’est vrai, Monsieur Goebbels, la noble Pensée et la recherche de la vérité sont devenus les jouets des intérêts et des affrontements d’intérêts. Mais alors, permettez-nous au moins, malheureux condamnés que nous sommes, de rester dans la cellule du condamné à mort ce que nous étions. Qu’on nous accorde notre dernier vœu, il n’est pas exorbitant : nous voulons rédiger clairement pour la postérité, pour quelle raison nous en sommes arrivés là.

 

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Attendu que :

Il a été dit qu’il ne suffit pas de chercher la vérité, il convient aussi de la trouver. Et nous, nous ajoutons à cela que la trouver ne suffit pas non plus – il faut aussi des personnes capables de reconnaître que nous l’avons trouvée.

Qu’auraient valu les vérités trouvées par Newton, Volta et Mendel sans un environnement cultivé suffisamment préparé, qui a été apte à comprendre et à divulguer l’enseignement du génie ? Qu’aurait valu l’enseignement du Christ devant Caïphe, sans la plaidoirie de Saint Paul ?

 

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Et attendu que :

Si la pensée est devenue un luxe psychique, c’est non seulement par suite des intérêts et des affrontements d’intérêts, mais aussi à cause de l’absence des érudits, qui ont manqué de se manifester même quand la Pensée venait de découvrir justement que le pouvoir agit contre son propre intérêt.

Nous sommes tombés entre les mains d’incompétents et de dilettantes, des penseurs aussi bien de gauche que de droite nous ont uniformément empêchés de travailler, ils ne nous ont pas permis de chercher la vérité : c’est ainsi que même devant le tribunal de notre conscience, nous sommes devenus des larrons de droite et de gauche.

Nous devions sculpter des pieds de chaise, quand dans la souffrance de l’artiste nous aurions été enclins à construire un palais de cristal même pour nos oppresseurs, si c’était le prix pour pouvoir créer : même le cadeau divin reçu pour la recherche de la vérité a dégénéré en nous.

 

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L’employeur ne se soucie pas de nous. Le contremaître est incompétent. L’usine est condamnée.

 

Pesti Napló, 15 octobre 1933.

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[1] À l’issue d’une guerre de libération d’un an et demi des Hongrois contre les Autrichiens, le général Haynau a fait exécuter à Arad les treize généraux de l’armée hongroise, le 6 octobre 1849.