Frigyes Karinthy : Nouvelles parues dans la presse

 

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Rosette et les mÉdecins

Conte pour les vilains petits garçons

Même en cela, les temps courent en arrière : comme si on lisait des romans d’horreur dans les cahiers des années 1840, le papier journal paraît presque jaunir sous nos yeux. Un thème de Victor Hugo, sans le génie de Victor Hugo, horrible et effrayant comme seul un kitsch peut l’être, tout lecteur de bon goût en a l’estomac retourné, merci, ça suffit, sinon je vais me trouver mal ou je vais éclater de rire dans ma peine. Les figures des quatre médecins de Debrecen dignes d’un musée de cire, jaunes comme s’ils étaient vraiment en cire, dans la lumière lugubre du scialytique, entourant la table d’opération : et la petite Rosette éviscérée et charcutée retombe morte entre leurs mains. Ils se tiennent là, ils se regardent les yeux vitreux – une minute plus tôt ils étaient encore des hommes sérieux et dignes, bienfaiteurs du genre humain, vaillants soldats de la science en lutte contre la maladie sournoise et la mort, des médecins tels qu’on les voit sur le célèbre tableau de Rembrandt et sur cet autre populaire gravure sur cuivre, son titre est "Le médecin et la mort" si je me rappelle bien, on y voit un homme avec une tête de Socrate, méditatif, devant lui une belle jeune fille brûlante de fièvre dans le lit ; une minute plus tôt ils étaient encore des anges gardiens et les apôtres de la vie : maintenant ce sont des assassins pervers, avec le rire satanique du Marquis de Sade au-dessus de leur tête et le tourbillon et la prison sous leurs pieds.

Et ensuite ce Grand Guignol aberrant, ce film muet qui fait frissonner, de voir entre les ruelles de la vieille ville, sous la bruine, sous la lune sortant par moments entre les nuages, les quatre assassins portant le cadavre enroulé dans un tapis, rhabillé, se demandant à demi-fous ce qu’ils allaient en faire, finalement, parce qu’ils n’ont rien trouvé de plus intelligent, ils le portent à la boucherie où Rosette servait, dans la boucherie justement sur les murs de laquelle même les agneaux découpés ont l’air de dire : venez, venez, bouchers d’hommes, c’est bien ici, derrière vos masques de la science infatuée, vous avez fait de même avec notre sœur agnelle, la petite Rosette, que les cruels bouchers, mais ceux-ci au moins ne se prétendent pas anges gardiens des agneaux.

 

*

 

Pourtant maintenant, au-delà du roman d’horreur, le spectre blanc de Rosette a l’air de s’élever au cimetière des enfants, pour implorer pitié et pardon.

Pitié et pardon aussi pour les quatre médecins qui ont rapporté le cas d’un cœur contrit, sans l’enjoliver, sans se dissimuler derrière le blindage du lexique médical, sans se réfugier dans le manteau de l’orgueil professionnel : ils se sont exprimés comme il se devait pour des hommes pécheurs et faillibles. La sœur de la malheureuse Rosette chez laquelle ils s’étaient réunis après leur périple nocturne, témoignera que déjà alors les quatre hommes semblaient complètement brisés, ils parlaient à tort et à travers, manifestement c’était eux qui étaient frappés de l’effarement le plus dur par ce qui s’était passé.

Eux, ils ne voulaient pas tuer Rosette. Ils n’étaient même pas indifférents ou négligemment superficiels envers la vie qui leur avait été confiée. Peut-être même le contraire : c’est un zèle exagéré qui leur a donné le vertige.

Je connais bien cette sorte d’intervention chirurgicale, j’ai discuté du cas avec un médecin, un ami très cher ; j’ai dû leur donner raison quand ils ont rapporté de concert cette erreur médicale paraissant incroyable, cette bévue inouïe, à l’époque de la technique évoluée de la chirurgie et des générations de médecins excellemment formés.

L’erreur avait des causes logiques et psychologiques. Après tout on peut enseigner beaucoup de choses à la faculté, mais la réflexion claire et sobre, tout au moins la capacité de la développer, chacun doit la porter en soi : s’il n’en était pas ainsi, il n’y aurait pas des représentants éminents ou moins brillants, même des métiers que l’on peut apprendre.

Le premier médecin constate que Rosette est enceinte. Les autres en tiennent compte : ils se présentent la patiente les uns aux autres et, partant d’un point de départ erroné, ils pensent à tout ce à quoi il convient de penser dans un tel cas, sauf à vérifier le point de départ. Après que le deuxième médecin a préconisé l’extirpation du fœtus, le troisième et le quatrième abordent Rosette comme s’il ne s’agissait pas d’une personne vivante, mais d’une sorte de machine, dont le mécanicien affirmerait qu’un corps étranger s’est immiscé dans les rouages. Cela peut paraître étrange, mais de ce point de vue on peut généralement distinguer deux conceptions dans la pratique médicale : une française et une allemande. La première observe le malade, la seconde, la maladie – la française veut sauver la vie du malade, l’allemande veut en finir avec la maladie, or ces deux objectifs ne coïncident pas toujours : il peut arriver que dans la lutte âpre entre le médecin et la maladie le malade succombe, avant l’heure.

Nos deux médecins cherchent le fœtus problématique, ils ne le trouvent pas à sa place – au lieu de se mettre à douter comme il se doit pour tout homme sensé, qu’il soit ou non médecin, ils n’en restent pas là : ils oublient que c’est une personne vivante qui palpite entre leurs mains, ils s’entêtent à vouloir absolument trouver la source du mal. L’entêtement (n’oublions pas qu’ils travaillent dans du sang, or le sang est une sève particulière !) s’enivre en eux en une colère fanatique : il doit se trouver là, et si non alors plus loin, sous le cœur, peut-être même dans le cœur ou au-dessus, n’importe où. Et ils déchirent, tiraillent et dissèquent la malheureuse dont ils voulaient sauver la vie, et ils la démonteraient et la casseraient peut-être en morceaux dans une rage soudaine, si une main d’os n’arrêtait pas leur main pour mettre fin à la bacchanale : ça suffit, dit-elle, je m’occuperai du reste.

 

*

 

Et le poète soupire, détourne la tête et une vision symbolique brumeuse apparaît sur l’écran de projection de son âme.

Et les quatre médecins sont là, debout dans la salle d’opération du palais genevois : devant eux gît étalée la belle et jeune Paix Mondiale.

Il faudrait la sauver.

Le premier, ne précisons pas lequel, a affirmé que la cause de la maladie est le fœtus malade : le pacifisme, engendré par la guerre, prolifération vorace de l’avidité pour la paix dans le monde.

La paix ne peut être sauvée que si nous arrivons à extirper cette malheureuse excroissance tortue, ce pacifisme enragé, du corps de la vraie Paix.

Les autres médecins l’ont cru.

L’armement, mais en proportions égalitaires – cela seul peut la sauver.

Si vis pacem, para bellum.

Et ils s’y sont attaqués et ils ont entamé l’opération – mais ils n’ont pas trouvé le fœtus : l’âme des peuples, encolérée de la fuite en avant du monde tourbillonnant autour de son axe et balayant tout, n’aspire plus à la paix depuis longtemps, c’est la vengeance et le combat qui se défoulent au fond de son instinct.

Et ils se sont mis à tirailler et à charcuter…

 

Pesti Napló, 31 octobre 1933.

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