Frigyes Karinthy : Nouvelles parues dans la presse

 

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conversation avec une sexagÉnaire illustre

Dans la cavalcade des événements bruyants des dernières semaines tout le monde a oublié la date discrète, l’anniversaire d’aujourd’hui : pourtant le maire, première notabilité de la ville dont nous célébrons les soixante ans, nous a rappelés déjà la semaine dernière dans les colonnes des journaux qu’il conviendrait de commémorer l’événement.

Le matin j’ai salué Budapest, ville de soixante ans depuis le balcon de mon appartement au sixième étage.

- Je vous salue humblement, Excellence – me suis-je prosterné vers le bel horizon familier qui venait d’ôter son édredon de brouillard et faisait apparaître son Mont Gellért couvert de rosée, son dolman agrafé au Danube et les passementeries chamarrées de ses ponts. – Je vous souhaite, Excellence, beaucoup de bonheur à l’occasion de votre anniversaire.

- Excellence ? Seulement honorable, mon jeune ami – sourit-elle sous sa Citadelle, à peine réveillée, en se frottant l’avenue Soroksári extérieure – seulement honorable. Au temps où je suis née, tout le comitat était honorable, on ne distribuait pas les titres à la légère, les marques de considération étaient quand même plus grandes alors.

- Je me réjouis que face aux calomniateurs qui essayent de mettre en doute votre caractère national, vous clamiez votre hungarité avec autant de fierté.

- Qu’entends-je ? Que je ne serais pas magyare de souche ? Tout d’abord : jette un coup d’œil sur mes habits, avec les soutaches à mes reins, et tout le reste. Parce que ma pauvre mère, qu’elle repose en paix, maman Pesth parlait en allemand, et elle appelait Ofen mon noble père Budavár ? Et puis après ? Moi, ils m’ont élevée tous les deux, sapristi, en vraie Hongroise. Demande à tous ceux qui viennent me rendre visite de l’étranger.

- Comment se sent votre Seigneurie ?

- Par rapport à mon âge et après tout ce que j’ai vécu, je n’ai pas à me plaindre. Je sens parfois quelques douleurs lancinantes dans ma Place Boráros, qui proviennent peut-être de mon nouveau pont – mais les massages électriques de Lakihegy[1] me feront du bien, je crois.

- Et votre cœur ?

- Tu veux dire la Mairie ? Comme-ci, comme ça. De temps en temps elle me fait des misères, mais mon médecin affirme que ce n’est rien de sérieux, l’estomac un peu dérangé, rien de plus.

- Et… La caisse de la Foire…

- Oui, je l’ai un peu chargée… Cela passera, la nouvelle source artésienne me fera du bien. Que dis-tu des nouvelles statues que j’ai reçues ? Elles sont magnifiques, hein ? Elles me donnent envie de danser !

- Oh mon Dieu, ne faites pas cela, la maison s’écroulerait… Écrivez plutôt quelques lignes dans mon livre d’or !

- Pourquoi pas ? Passe-le-moi.

Elle s’est mise sur la pointe des pieds et, en trempant une de ses cheminées dans le Lac Sans Fond, elle a écrit en lettres de nuages sur le ciel de l’aurore que je lui tendais poliment les beaux vers que voici :

           

            Mon cher poète et fils natif

            Maintenant que j’ai mes soixante ans

            Si je ne t’ai pas donné de la brioche,

            Je te donne quelques bons conseils.

            Sois toujours à la hauteur

            Pelouses interdites

            Que tu t’appelles Bogomil ou Milos

            Passage interdit

            N’abîme ni revêtement ni mur

            Sous peine d’amende

            Quel que soit ce que te réserve le sort

            Vêtis-toi correctement

            Tu tiens ton destin en mains

            Je m’arrête là

                                               (signature)

                                   Conseil Municipal de Budapest

 

- C’est tout ? – lui ai-je demandé déçu.

- Tu régleras le reste avec le comité des sculpteurs – marmonna-t-elle en colère et elle remonta son édredon de brouillard.

 

Pesti Napló, 26 novembre 1933.

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[1] Colline de Buda sur laquelle est plantée l’antenne hertzienne de la radio.