Frigyes
Karinthy : Nouvelles parues dans la presse
En cent exemplaires
Sujet de
roman, sans copyright
Oui, oui, j’ai compris, Monsieur, dit Rose, mon excellente
femme de chambre, avec une pointe d’emportement, chaque chose en son
temps, je termine d’abord le repassage, je ne peux pas me couper en deux,
être à la foire et au moulin.
Ça, c’est vrai, elle ne peut
pas mener à bien ces deux tâches en ce monde. J’ai souvent
entendu cette expression depuis mon enfance, mais je n’avais jamais
pensé encore y réfléchir à fond. J’ai
décidé d’en venir à bout cette fois, à cela
comme à tant d’autres choses, d’y méditer. Non que j’aurais eu moins à faire que Rose qui termine
d’abord le repassage, mais moi c’est justement cela que j’ai
à faire. Tout au moins en ce moment, quand je dois inventer quelque
chose pour dimanche et je ne peux pas me couper en deux, être à la
foire et au moulin, disons méditer et repasser en même temps.
Mais arrêtons-nous une seconde sur
cette coupure.
L’idée n’est pas
inintéressante, écoutez donc un peu.
Depuis le début du monde on a tant
de fois répété des phrases semblables, des esclaves aux
chantiers des pyramides et des empereurs à la conquête du monde.
Des petits chaperons rouges et des loups, avec tant d’impatience et
d’impuissance que l’observateur attentif de l’âme
humaine est à la fin contraint de reconnaître le désir
extraterrestre qui se cache derrière ce soupir : oh, si je pouvais
me couper en deux, en deux exemplaires identiques, je courrais en deux
"moi" sur cette terre – j’enverrais le premier
travailler, agir, se battre, pour que le second puisse jouir, dans la paix et
la joie, de cette vie merveilleuse, parce que je n’ai pas le temps pour les deux à la fois, compte
tenu de la brièveté de la vie.
En effet, si vous ne l’avez pas
encore remarqué, la vie diffère des autres choses plus ou moins
durables en ce qu’elle est éphémère. Cette
durée n’est pas courte relativement, pas au sens figuré,
mais au sens absolu, par rapport
à elle-même, par rapport à son contenu : elle est courte par rapport aux possibilités
dans l’hypothèse et l’attente légitime desquelles
nous sommes venus au monde – donc elle n’est pas courte en tant que
phénomène ou apparition, caractérisés justement par
une durée longue ou courte, elle est courte par rapport à sa
propre substance, de même
qu’un pantalon trop court dont dépassent les mollets ou des
chaussures trop étroites et qui écorchent les pieds. Et avec le
progrès de "l’humanité", au fur et à
mesure que s’offrent de plus en plus d’opportunités de
contenu, elle devient de plus en plus courte, ce n’est même plus
une question, aucune philosophie n’y peut rien. La littérature et
la science des dernières décennies ont reconnu ce chagrin et
cette douleur de plus en plus brûlants, le sentiment du manque d’une vie plus longue. En sciences
ce sont les Voronoff qui ont de nouveau soulevé la question de
l’élixir, en littérature c’est le Mathusalem de Shaw qui pressent une
solution, en exigeant au moins trois mille ans, tout au moins pour un
génie qui dans les soixante ou quatre-vingts ans dont les deux tiers
sont occupés aux luttes existentielles ne parviennent pas même au
centième de la connaissance et de la création dignes de ses
capacités.
Tous ces raisonnements imaginent avec le temps une embellie de la
durée actuelle pour un meilleur contenu. Cette conception est logique et
réaliste. La question n’est pas de savoir si elle est
réalisable dans la pratique (le cerveau humain a déjà
réalisé des "prouesses" plus grandes encore), mais
c’est de savoir comment la
réaliser.
L’observation de ma femme de chambre
nommée Rose a soulevé en moi la pensée qu’il ne
serait pas inintéressant de se consacrer aussi à une solution du
problème dans l’espace.
En effet, dans l’individu, du point
de vue de notre être exprimé par le mot "moi", il est
parfaitement indifférent que les vécus des contenus potentiels se
succèdent ou se passent parallèlement,
sous réserve que cet individu, ce "moi", signifie la
même chose pour nous, dans chaque forme de vie offerte de
l’extérieur.
Veuillez donc imaginer cette "coupure
en deux" de façon telle que je
suis chacune de mes deux moitiés, au sens de l’identité
psychique, un peu à l’instar du schizophrène qui se
reconnaît dans son "clivage" propriétaire des deux
âmes (pour le moment dans le même corps), en deux personnes, qui
dans des cas "plus graves" ignorent l’une l’autre. (Au
demeurant, ce clivage du moi dans les personnes exceptionnellement nerveuses
est une des preuves du désir normal de la soif d’âme de se
multiplier.)
Dans la pratique je ne vois pas la chose
complètement sans espoir.
La génétique et
l’hérédité, science expérimentale de la
biologie, voire de la physique des cellules, approchent de plus en plus le
grand secret : elles recherchent dans une analyse de plus en plus profonde
la nature des deux gamètes
fondamentaux, l’ovule et la cellule fécondante. Cette analyse, une
fois achevée, sera immanquablement suivie d’une synthèse.
Cela veut dire que le temps pourrait venir
où aucune impossibilité de principe ne pourrait s’opposer
à ce que les mêmes conditions (l’identité
expérimentalement contrôlée) qui créent et qui
déterminent l’individu,
le moi, le même individu physique avec les mêmes
propriétés psychiques ou bien le même individu psychique
avec les mêmes propriétés physiques (c’est
parfaitement égal si l’on tient compte de la réciprocité
des effets) soit créé par la multiplication de la vie non en un
exemplaire, mais en un nombre quelconque.
J’imagine donc des frères jumeaux fantastiquement
semblables, à un degré aujourd’hui encore inconcevable,
dont la construction extérieure et intérieure, physique et
psychique, consiste en des composants tellement uniformes, en même nombre
et de même qualité, dans le même ordre et la même
combinaison, qu’aucun point de repère psychique ou physique ne
nous permettrait de les distinguer – ils sont contraints de
reconnaître leur propre moi dans l’autre.
Cela signifierait que ce que j’ai
appelé, aimé et choyé en moi, le moi unique, différent de tout autre, ne vivrait pas dans le
monde en un seul, mais en plusieurs exemplaires, et dans les riches variations
des facultés et des possibilités il m’assurerait autant de
vertus que je peux présenter d’exemplaires en face d’elles.
S’il faut, dix, si vous voulez, cent.
Je vivrais cent vies, et c’est la
même chose que si je vivais cent fois aussi longtemps, à la
différence que je ne vieillirais pas et je ne me
désillusionnerais pas, mais je resterais toujours jeune et curieux.
J’envoie un de mes exemplaires
voyager, connaître le monde ; un autre reste à la maison pour
travailler, pour que le globe-trotter ne souffre d’aucun manque.
Mon troisième exemplaire fonde une
famille. Mon quatrième exemplaire passe sa vie à étudier
dans la pratique le mystère de l’amour plus merveilleux que tout.
Le cinquième écrit des poèmes, le sixième invente
des machines, le huitième se consacre à la politique, organise
une conférence sur le désarmement, le neuvième sera un
général de l’armée, pour gagner la guerre qui a
été provoquée par le fonctionnement glorieux du
huitième. Le dixième sera savant, le onzième un jouisseur,
le douzième prophète et fondateur d’une religion.
Nous confierions la rédaction des
articles dans la presse du dimanche au treizième, à la
réunion que je tiendrai à notre assemblée
générale.
C’est un numéro qui porte
malheur, tant pis pour le malheureux qui l’a tiré.
Pesti
Napló, 28 novembre 1933.