Frigyes Karinthy : Nouvelles parues dans la presse

 

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PHOTOGRAPHIES

Je regarde longuement ses portraits que l’on vient de retrouver, un effort compulsif pour qu’ils remplacent l’homme qui ne les laissait pas exister : Andor Miklós[1] n’a toléré comme épigraphe ni son nom ni ses photos dans son journal. Maintenant qu’il ne reste plus que ça de sa réalité physique, l’amitié souffrante qui ne peut pas s’y faire s’y accroche, s’y cramponne comme un noyé.

À la place d’une silhouette unique, mouvante, toutes ces images immobiles. (J’ignore s’il reste de lui un film, ça apporterait plus, surtout s’il était sonore – dans une ou deux décennies les gens voudront en laisser de leur vivant.) Le grand nombre de ces photos tâche de rendre la flexibilité du vivant, cette vie multiple.

 

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Il existe un jeu anglais de technique photo : on superpose plusieurs photographies de personnages d’un même monde, on tire ensuite des conclusions de ce psychisme flou, par exemple : voici le visage de l’Écrivain, voici celui de l’Homme Politique, voici celui du Savant.

On pourrait jouer à ce jeu à partir de multiples prises de vues de la même personne, le résultat montrerait peut-être lequel des visages qui habitaient le même homme était décisif, déterminant pour sa Personnalité.

En imagination j’essaye de jouer à ce jeu, avec ses photos.

 

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On dit que l’aspect extérieur d’une personne reflète son métier, sa profession, sa vocation. Un expert physionomiste est capable de dire même en absence d’autres données : c’est un lutteur, c’est un professeur, c’est un ingénieur. Nous rentrons tous dans un type, mais nous représentons aussi tous un prototype humain qui n’est pas né avec nous, mais que nous deviendrons.

Les traits et les expressions d’Andor Miklós sur ces photos représentent pour moi un Rédacteur idéal, un Journaliste idéal ; serait-ce seulement une explication a posteriori ?

 

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Ne regardez pas celles-là où la machine l’avait fixé à son insu, dans son environnement professionnel, les objets que l’on y trouve, bureau, crayon, feuillets, les collaborateurs se penchant dessus, seraient trompeurs. Prenez celle-ci où il se plante devant l’objectif, il fait face au photographe sans aucune nervosité, mais pas dans une pose hautaine et chargée de vanité, comme le font ses parents les plus proches, les patrons des grands journaux américains, feignant soit une gaieté exagérée (« keep smiling ») soit un sérieux tout aussi exagéré.

Un visage d’homme calme et simple, celui d’un travailleur dont chaque cellule a été domptée par le travail incessant, assumé non par une contrainte, mais par la passion et par un talent au-dessus du commun. Et pour cette raison, en plus et malgré sa cohérence, il y a dans son maintien, dans son port de tête, une sorte de dignité inconsciente, simple et pondérée : la certitude de la tâche exécutée et l’intention de celle à venir que l’on assume.

 

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On lit sur ce visage : je me suis levé de ma table de travail, photographiez-moi si vous voulez et si vous y tenez, mais rapidement car je veux me rasseoir. Je ne veux pas savoir si vous avez ou non réussi votre photo ni de quoi j’aurai l’air dessus, d’un grand homme ou "d’un homme public intéressant". Je sais parfaitement ce qu’est ma tâche en ce monde ; qui je suis, décidez-le vous-mêmes, sans moi. Voulez-vous une grimace d’importance ? Je méprise les infatués. Voulez-vous un sourire ? J’aime sourire, j’aime aussi rire quand il y a de quoi, si j’ai le temps, mais jamais sur ordre. Terminez maintenant, je n’ai plus de temps pour vous.

 

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Et on voit sur la photo qu’il n’est plus attentif.

Son regard devient réfléchi, amusé. Observez la distraction de l’homme de vocation, une attention concentrée à volonté et une discipline s’y cachent, mais ça ne concerne pas ce qui est devant lui.

Voici ce qu’on voit dans ce regard : je connais bien les détails, mais je sais aussi ce qui existe au-delà et au-dessus de ces détails et sans quoi tout ne serait que vanité et gesticulation – c’est cette chose-là qui est le tout, le but, l’objectif, la composition, le principe. Il faut signer un mandat que l’on a posé devant moi, il faut parcourir l’article que j’ai commandé, il faut discuter le supplément que j’ai prévu de lancer, il faut participer à la discussion politique convenue, il faut téléphoner à ces messieurs pour les convier pour dix-huit heures ce soir. Mais tout ceci ne représenterait rien pour moi si je n’entendais pas derrière, au loin, la grande Mélodie secrète qui les englobe dans une unité.

Autrefois, quand elle n’était encore qu’un rêve, j’appelais cette mélodie : le Bonheur. Aujourd’hui cela représente plus, car je l’appelle : le Devoir.

 

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Sous ce regard méditatif, des lèvres fermées mais non serrées. À tout instant elles peuvent s’ouvrir pour parler s’il faut parler, mais elles peuvent se taire, calmement, sans effort. Car il faut parler et il faut aussi se taire, écouter chacun et répondre là où cela en vaut la peine, où la parole prononcée tombe sur un sol fertile.

Chaque chose doit être à sa place dans la grande entreprise, Messieurs : c’est la grande loi de la production, l’économie. Le slogan éternel de toutes les rédactions est : le temps c’est de l’argent, Messieurs, veuillez ne pas prendre au sérieux les aimables phrases de l’hôte pour vous retenir.

 

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Et voilà, il ne les a pas prises au sérieux lui non plus, pourtant mon Dieu, toi tu sais que nous voulions vraiment le retenir. Il est parti, et quand j’observe son portrait, les yeux embrumés, ce cher visage connu, on croirait voir ce visage s’assombrir, des crampes traversent l’encre d’imprimerie, on y découvre des traits étranges, un triste étonnement inconnu sur ce visage. Comme s’il voyait lui aussi mes yeux et il me disait doucement, presque surpris : alors c’est vrai ? Vous m’aimiez ? Vous ne veniez pas seulement pour me solliciter, vous ressentiez à mon égard autre chose aussi que du respect et de l’envie ? C’est étrange… Si je l’avais su j’aurais peut-être davantage veillé sur moi…

 

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Il n’a veillé que sur son travail.

Un médecin m’a expliqué que les décès d’origine cardiaque se produisent généralement au petit matin, l’organisme exténué durant sa dernière nuit cesse de lutter.

Andor Miklós n’est mort qu’à onze heures et demie, quand les nerfs réglés toute sa vie durant pour diriger son journal ont pu faire le rapport au standard inconscient : les rotatives ont démarré, les premiers exemplaires de Az Est seront dans la rue dans cinq minutes. Tu peux te reposer, non seulement jusqu’à dix-sept heures comme d’habitude, mais même cinq millions d’années comme le créateur sur la grande machine duquel tu avais aussi mis en marche une roue nécessaire.

 

Az Est, 8 décembre 1933.

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[1] Andor Miklós (1880-1933). Propriétaire et rédacteur en chef du quotidien Az Est (Le Soir).