Frigyes
Karinthy : Nouvelles parues dans la presse
PHOTOGRAPHIES
Je regarde longuement ses portraits que
l’on vient de retrouver, un effort compulsif pour qu’ils remplacent
l’homme qui ne les laissait pas exister : Andor Miklós[1] n’a toléré comme
épigraphe ni son nom ni ses photos dans son journal. Maintenant
qu’il ne reste plus que ça de sa réalité physique,
l’amitié souffrante qui ne peut pas s’y faire s’y
accroche, s’y cramponne comme un noyé.
À la place d’une silhouette
unique, mouvante, toutes ces images immobiles. (J’ignore s’il reste
de lui un film, ça apporterait plus, surtout s’il était
sonore – dans une ou deux décennies les gens voudront en laisser
de leur vivant.) Le grand nombre de ces photos tâche de rendre la
flexibilité du vivant, cette vie multiple.
*
Il existe un jeu anglais de technique
photo : on superpose plusieurs photographies de personnages d’un
même monde, on tire ensuite des conclusions de ce psychisme flou, par
exemple : voici le visage de l’Écrivain,
voici celui de l’Homme Politique,
voici celui du Savant.
On pourrait jouer à ce jeu à
partir de multiples prises de vues de la même personne, le
résultat montrerait peut-être lequel des visages qui habitaient le
même homme était décisif, déterminant pour sa
Personnalité.
En imagination j’essaye de jouer
à ce jeu, avec ses photos.
*
On dit que l’aspect extérieur
d’une personne reflète son métier, sa profession, sa
vocation. Un expert physionomiste est capable de dire même en absence
d’autres données : c’est un lutteur, c’est un
professeur, c’est un ingénieur. Nous rentrons tous dans un type,
mais nous représentons aussi tous un prototype humain qui n’est
pas né avec nous, mais que nous
deviendrons.
Les traits et les expressions d’Andor
Miklós sur ces photos représentent pour moi un Rédacteur
idéal, un Journaliste idéal ; serait-ce seulement une
explication a posteriori ?
*
Ne regardez pas celles-là où
la machine l’avait fixé à son insu, dans son environnement
professionnel, les objets que l’on y trouve, bureau, crayon, feuillets,
les collaborateurs se penchant dessus, seraient trompeurs. Prenez celle-ci
où il se plante devant l’objectif, il fait face au photographe
sans aucune nervosité, mais pas dans une pose hautaine et chargée
de vanité, comme le font ses parents les plus proches, les patrons des
grands journaux américains, feignant soit une gaieté
exagérée (« keep smiling ») soit un sérieux tout aussi
exagéré.
Un visage d’homme calme et simple,
celui d’un travailleur dont chaque cellule a été
domptée par le travail incessant, assumé non par une contrainte,
mais par la passion et par un talent au-dessus du commun. Et pour cette raison,
en plus et malgré sa cohérence, il y a dans son maintien, dans
son port de tête, une sorte de dignité inconsciente, simple et
pondérée : la certitude de la tâche
exécutée et l’intention de celle à venir que
l’on assume.
*
On lit sur ce visage : je me suis
levé de ma table de travail, photographiez-moi si vous voulez et si vous
y tenez, mais rapidement car je veux me rasseoir. Je ne veux pas savoir si vous
avez ou non réussi votre photo ni de quoi j’aurai l’air
dessus, d’un grand homme ou "d’un homme public intéressant".
Je sais parfaitement ce qu’est ma tâche en ce monde ; qui je suis, décidez-le
vous-mêmes, sans moi. Voulez-vous une grimace d’importance ?
Je méprise les infatués. Voulez-vous un sourire ?
J’aime sourire, j’aime aussi rire quand il y a de quoi, si
j’ai le temps, mais jamais sur ordre. Terminez maintenant, je n’ai
plus de temps pour vous.
*
Et on voit sur la photo qu’il
n’est plus attentif.
Son regard devient réfléchi,
amusé. Observez la distraction de l’homme de vocation, une
attention concentrée à volonté et une discipline s’y
cachent, mais ça ne concerne pas ce qui est devant lui.
Voici ce qu’on voit dans ce
regard : je connais bien les détails, mais je sais aussi ce qui
existe au-delà et au-dessus de ces détails et sans quoi tout ne
serait que vanité et gesticulation – c’est cette
chose-là qui est le tout, le
but, l’objectif, la composition, le principe. Il faut signer un mandat
que l’on a posé devant moi, il faut parcourir l’article que
j’ai commandé, il faut discuter le supplément que
j’ai prévu de lancer, il faut participer à la discussion
politique convenue, il faut téléphoner à ces messieurs
pour les convier pour dix-huit heures ce soir. Mais tout ceci ne
représenterait rien pour moi si je n’entendais pas
derrière, au loin, la grande Mélodie secrète qui les
englobe dans une unité.
Autrefois, quand elle n’était
encore qu’un rêve, j’appelais cette mélodie : le
Bonheur. Aujourd’hui cela représente plus, car je
l’appelle : le Devoir.
*
Sous ce regard méditatif, des
lèvres fermées mais non serrées. À tout instant
elles peuvent s’ouvrir pour parler s’il faut parler, mais elles
peuvent se taire, calmement, sans effort. Car il faut parler et il faut aussi
se taire, écouter chacun et répondre là où cela en
vaut la peine, où la parole prononcée tombe sur un sol fertile.
Chaque chose doit être à sa
place dans la grande entreprise, Messieurs : c’est la grande loi de
la production, l’économie. Le slogan éternel de toutes les
rédactions est : le temps c’est de l’argent, Messieurs,
veuillez ne pas prendre au sérieux les aimables phrases de l’hôte
pour vous retenir.
*
Et voilà, il ne les a pas prises au
sérieux lui non plus, pourtant mon Dieu, toi tu sais que nous voulions
vraiment le retenir. Il est parti, et quand j’observe son portrait, les
yeux embrumés, ce cher visage connu, on croirait voir ce visage
s’assombrir, des crampes traversent l’encre d’imprimerie, on
y découvre des traits étranges, un triste étonnement
inconnu sur ce visage. Comme s’il voyait lui aussi mes yeux et il me
disait doucement, presque surpris : alors c’est vrai ? Vous
m’aimiez ? Vous ne veniez pas seulement pour me solliciter, vous
ressentiez à mon égard autre chose aussi que du respect et de
l’envie ? C’est étrange… Si je l’avais su
j’aurais peut-être davantage veillé sur moi…
*
Il n’a veillé que sur son
travail.
Un médecin m’a expliqué
que les décès d’origine cardiaque se produisent
généralement au petit matin, l’organisme
exténué durant sa dernière nuit cesse de lutter.
Andor Miklós n’est mort
qu’à onze heures et demie, quand les nerfs réglés
toute sa vie durant pour diriger son journal ont pu faire le rapport au
standard inconscient : les rotatives ont démarré, les
premiers exemplaires de Az Est seront dans la rue dans cinq
minutes. Tu peux te reposer, non seulement jusqu’à dix-sept heures
comme d’habitude, mais même cinq millions d’années
comme le créateur sur la grande machine duquel tu avais aussi mis en
marche une roue nécessaire.
Az Est, 8 décembre 1933.