Frigyes
Karinthy : Nouvelles parues dans la presse
ROYAUME DE
NOËL
L’histoire du
Royaume de Noël n’est pas plus longue, mais elle est tout aussi
considérable que celle de la création : il ne s’est
passé qu’une semaine de son avènement jusqu’à
sa chute.
Mais il n’était pas aussi
étroitement délimité que dans le temps ; ses
frontières dans l’espace s’étendaient loin, et ses
sujets étaient connus partout.
Hiver et gel, givre et stalactites de
glace, tempêtes de neige et vent du Nord – voilà les signes
de reconnaissances météorologiques du Royaume de Noël,
pourtant le Royaume de Noël ne se situait nullement aux alentours du
Pôle Nord, mais sur la scène de la Tragédie au Grand
Décor, sous le climat tempéré. Et si l’action du
Royaume de Noël est tombée précisément à
l’acte inclément, c’est que le grand metteur en scène
l’a manifestement inventé afin d’accentuer le contraste
dramatique : un environnement extérieur cruellement rigoureux
permet de mieux faire ressortir la substance intérieure du Royaume de
Noël, la chaleur du cœur.
Car la constitution du Royaume de Noël
n’a pas été fondée sur la dictature de la raison,
mais sur celle du cœur.
Il n’avait qu’une seule loi
essentielle : l’amour et l’altruisme. Une unique source
juridique : se réjouir de la joie d’autrui. Un unique
devoir : donner et faire le bien.
Tout comme dans d’autres pays, dans
ce pays-ci la possibilité de la réussite, les affaires et le
succès individuel, étaient basés sur le principe de la
libre compétition, seul le but de la compétition était différent :
ce qui comptait n’était pas de se
procurer le plus possible, mais d’en procurer le plus à
autrui.
Au demeurant dans cette orientation
inversée la bousculade était tout aussi grande qu’ailleurs,
les gens étaient tout autant chauffés par l’ambition, voire
par l’arrivisme que dans les autres pays où les gens
s’entre-tuent pour la propriété privée.
Les clients payaient un
intérêt élevé aux banques pour avoir bien voulu
commercer avec leur argent – en revanche les banques, elles,
distribuaient tous leurs bénéfices aux employés et leur
famille, pour que ceux-ci puissent acheter des cadeaux à leurs
connaissances et même à des inconnus.
Car quant aux inconnus, en matière
de sécurité publique les conditions étaient bien mauvaises
dans ce pays.
Bien que l’enfouissement
d’objets dans les poches d’autrui fût
sévèrement puni, on avait du mal à faire attention dans le
tram ou dans la rue, dès qu’il y avait le moindre rassemblement,
l’homme honnête se trouvait exposé à ce qu’un
malfrat inconnu lui fourre dans la poche un porte-monnaie, une montre gousset
ou autres objets de valeur, avant de filer en douce.
Dans les gares on pouvait lire partout des
avertissements « Prenez garde aux fourre-pockets »
- un auteur de "cadeaux clandestins" pris en flagrant délit
était sévèrement puni par la police, condamné non
seulement à se réapproprier l’objet fourgué, mais
aussi à accepter une somme d’argent considérable –
pourtant les condamnations pour l’exemple n’avaient pas
l’effet dissuasif escompté. Les bourrages de caisses étaient aussi passablement
fréquents – les cambrioleurs de haut vol arrivaient à
percer les coffres les plus soigneusement fermés afin de les bourrer de
billets de banque et d’actions, souvent le caissier surpris était forcé sous la menace d’un revolver
d’ouvrir le coffre-fort pour y charger toute la fortune du
monte-en-l’air.
Les habitants des pays étrangers
pouvaient souvent être témoins de la scène suivante :
un mendiant grelottant supplie au coin de la rue qu’on accepte le sou
qu’il tend dans sa main tremblante. Mais cela ne pouvait pas durer plus
que quelques secondes, car le premier passant qui apercevait ce mendiant se
débarrassait aussitôt de son manteau de fourrure pour en couvrir
au plus vite l’homme grelottant et se sauver pour qu’on ne puisse
pas lui rendre sa fourrure. Naturellement il ne pouvait pas aller bien loin car
au coin de la rue suivante un autre monsieur le voyant sans manteau le
forçait à accepter le sien.
Vers le milieu de la semaine les choses
commencèrent à tourner au vinaigre.
Personne ne pouvait être tranquille.
Quand, ayant passé sa journée à s’épuiser
à distribuer toutes ses valeurs et tous ses biens, le soir on rentrait
enfin dans son logis qu’on croyait vide, on le trouvait encombré
de cadeaux accumulés qui y avaient été sournoisement
déposés. Le poète n’eut aucun succès avec sa
chanson sur "le sapin et le palmier". En effet, le sapin
« sur des cimes enneigées » ne grelottait pas de
froid dans ce pays en rêvant de palmiers ; il fut transporté
à la ville, orné de papillotes et autres sucreries,
illuminé, et pendant qu’il étouffait de richesses et fanait
dans la chambre surchauffée, c’est le palmier qui fut jeté
dans la neige, car personne ne voulait accepter la palme et en priver autrui.
Le pays connut quand même la crise et
la triste décadence, lorsque les bienfaiteurs ont perdu la mesure.
L’ambition de la
générosité et de la bienfaisance, en tant qu’unique
moyen de la réussite, rendit les gens rusés. Ils ne cessaient pas
de se tourmenter à la recherche de surprises pouvant causer encore plus
de joies, ils en arrivaient à la fausse conclusion que ce qui me ferait
le plus plaisir ferait également le plus plaisir à mon prochain,
autrement dit : ce que tu souhaites pour toi, offre-le à ton
prochain.
Il s’ensuivit une énorme
pagaille.
Les gens recevaient des objets dont ils
n’avaient aucune utilité. Les enfants arrosaient les adultes de
poupées et de chevaux à bascule, en revanche, ils ne trouvaient
personne à qui passer tous les livres, argents, femmes, pouvoir
politique reçus en cadeau des adultes.
Après un certain temps tout le monde
porta des chaussures trop étroites ou des pantalons trop larges, des
vestons taillés pour autrui, car porter des vêtements sur mesure
passait pour indécent, le pire des égoïsmes.
Les candidats au suicide qui rêvaient
de mort rapide, envoyaient à leurs connaissances poisons, cordes et
revolver.
Et vint le
vingt-quatre du mois, jour critique, la fête de la gloire de
l’amour du prochain. À cette occasion les gens se
regardèrent et découvrirent que chacun avait recouvré ce qui originalement lui appartenait.
Par contre la production cessa, le pays fit
faillite et il disparut.
Mais il ressuscite chaque année pour
clamer le règne de la Bonté Impuissante et Sans Espoir, que le
poète a baptisé la Beauté.
Az Est, 29 décembre 1933.