Frigyes Karinthy : Nouvelles parues dans la presse

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DEUX MOUCHES D’UN COUP

 

Dans mon précédent article je défendais les directeurs de théâtre qui modifient les pièces, qui touchent même aux classiques. Je prétendais qu’adoucir le tragique ou approfondir le comique, malgré l’intention de l’auteur, n’est peut-être pas une attitude artistique, mais vis-à-vis du public c’est souvent un devoir philanthropique.

Eh bien.

Au demeurant, que signifient tragique et comique ?

C’est le héros de la plus énorme tragédie de la littérature mondiale qui dit ceci à propos de la vie : « Tu la prends pour une tragédie ? Prends-la pour une comédie et elle t’amusera. »[1]

Un de mes lecteurs par exemple a beaucoup apprécié ma proposition selon laquelle j’adoucissais le sort du roi Lear. Il m’a spécialement félicité parce qu’il trouvait que la solution que je proposais a carrément transformé Lear en une comédie de gravité moyenne, une sorte de Das Dreimäderlhaus[2].

C’est cela qui m’a donné l’idée ci-dessus.

Le poisson pourrit par la tête. La pièce pourrit le titre.

On pourra commencer le travail par les titres. Que les pièces changent de titre, et aussitôt la situation s’adoucira. Je songe à une nouvelle sorte de Gleichschaltung, de mise au pas, dans l’industrie dramaturgique.

La preuve : la Dreimäderlhaus, La maison des trois filles, a eu un public bien plus nombreux que Le Roi Lear !

Je propose que les pièces en général empruntent leur titre les unes aux autres, comme on emprunte un frac ou un pardessus quand on est invité en société.

Plus précisément : créons dans la littérature dramatique une mode « ou bien ». Tout de suite un premier exemple : Le Roi Lear ou La maison des trois filles. Une personne à qui ne plaît pas Le Roi Lear entrera voir La maison des trois filles. C’est ainsi qu’on attrape deux mouches d’un coup. Au demeurant, il existe des directeurs de théâtres de province qui usent de cette méthode avec grand succès depuis cent ans. En fait, je ne suis donc pas l’inventeur de cette idée, je me contenterai de la direction de la succursale budapestoise.

D’autres exemples.

Lohengrin est certainement une pièce belle qui fait de l’effet, aussi par son sujet, néanmoins, à notre humble avis, elle n’est pas propre à rendre populaire le chevalier au manteau blanc et au cygne blanc. Pour un véritable succès de masse il serait souhaitable qu’il emprunte à Hasenclever ce titre meilleur : Lohengrin, ou Ein besserer Herr, Un gentleman de pieds en cap.[3]

Le titre Jeanne d’Arc, qu’il s’agisse de celle de Schiller ou de celle de Bernard Shaw, évoque à tout homme cultivé l’image de l’héroïque jeune fille soldate, libératrice de la France. Mais le titre lui-même est forcément un nom qui ne signifie rien pour un homme distrait ne possédant pas de connaissances historiques, lisant les affiches de théâtres. Jeanne, la pauvre, ne pourrait-elle pas emprunter son titre bien plus alléchant à cette opérette populaire : La fille du régiment ? Elle l’était, après tout, la pauvre.

Il y aurait par la suite, puisqu’il était question de Shaw, César et Cléopâtre. Quand on pense que dans la pièce la reine d’Égypte est une adolescente de quinze ans et que c’est en cette qualité qu’elle tourne la tête au chef de guerre antique, par ailleurs d’âge mûr, je ne vois pas pourquoi elle ne pourrait pas emprunter ce titre charmant : La gamine.

Othello, le Maure de Venise, n’est une fois de plus qu’un nom. Ce qui ne peut pas satisfaire les amateurs de genres légers. Mais, après tout, nous avons déjà une pièce qui s’intitule Le mari idéal, à supposer que l’idéal des dames soit encore un conjoint fou d’amour et de jalousie. Sinon, il n’a qu’à emprunter le titre La fin de la chanson, en référence à la célèbre aria que Desdémonde chante avant son exécution.

Ibsen aurait mieux fait de remplacer le titre de sa Nora par ce titre plus riche et bien plus expressif : La femme s’enfuit.

Tiens, ça me revient. Vu que le destin d’Othello a pris un tournant à cause d’un mouchoir que Iago, cet intrigant coquin, avait subtilisé et placé où il ne fallait pas, je verrais bien comme titre de la pièce Le mouchoir du brigand ou Pas de fumée sans feu. Ou un titre plus actuel : Plus que l’amour.

Pour La tragédie de l’homme, le Bornes milliaires de Knoblauch serait un très bon titre. Ou encore Le disciple du diable de Bernard Shaw, puisque dans la pièce Adam, du début à la fin, est complice de Lucifer. D’un autre côté, vu que dans chaque scène et à toutes les époques c’est tout de même Ève qui sort gagnante, c’est elle qui tire Adam des mauvais pas, alors elle, Ève, Éva, Évica, Vica, ne pourrait-elle pas emprunter le titre charmant et léger : Vica peut savoir[4] ?

Ou alors, par exemple, quel titre acide est Danse macabre ? Au moins deux écrivains sont auteurs d’une pièce célèbre sous ce titre, Wedekind et Strindberg. Je propose à sa place : Valse magique ou Princesse Csárdás.

Le personnage perdu dans des nébulosités mythologiques de Niobé, la femme qui ne cesse de pleurer, si on compte la remettre à l’affiche, cela ne pourra être possible que sous le titre expérimenté Contes de la machine à pleurer.

À l’histoire triste d’Oscar Wilde, à propos de la prison de Reading, on ne devrait pas hésiter à donner pour titre : Au-delà des barreaux[5].

Et, s’agissant de Carmen, nous devrons penser à la manufacture de tabacs, et à ce propos au titre d’un ancien et charmant vaudeville : N’avez-vous rien à déclarer ?.

Et pourquoi la pièce La grande Catherine ou La Tsarine ne pourrait-elle pas emprunter le titre : Messieurs, pas tous en même temps !.

La célèbre et mal famée tragédie grecque, source de tant de racontars et de théories psychologiques, Œdipe, risquerait de ne pas attirer suffisamment de public, si un théâtre s’avisait de le programmer. À moins que ce théâtre ne l’affuble du titre bien trouvé de Cercle de famille[6].

À la place de Faust, je proposerais Élixir ou Manci, ou bien Jusqu’à quand m’aimeras-tu ?, ou encore Henrik, qui a de nouveau vingt-cinq ans.

Pour Macbeth, la victime de la forêt de Dunsinane, s’impose de lui-même le titre de la gentille opérette Ce que raconte la forêt.

En rattrapage je souhaite rajouter dans les choix de titres de la Pucelle d’Orléans celui-ci : Une fille qui ose.

Raskolnikov (du Crime et Châtiment) aurait peut-être pu rester à l’affiche plus longtemps sous ce titre moins exigeant mais plus affable : Le mauvais gars du village.

Il ne serait peut-être pas impossible de remonter sur scène Don Juan aussi si, en pensant à son valet Leporello, on empruntait à Jérôme K. Jérôme le titre de Fanny et ses gens.

Le titre d’Aïda, qui était une belle Éthiopienne à peau sombre, pourrait être Cerise à queue noire.

Celui du Marchand de Venise : Gousset rouge ou Horace (en référence au combat des Horace et des Curiace)., ou encore J’ai une dent contre toi.

Celui de Hamlet : Jeu au château, celui de Tosca : Ces Messieurs les bureaucrates, et celui de Cyrano de Bergerac : Amours de Hussard.

Aussi longtemps que Bruckner ne voulut pas dévoiler son incognito, n’importe laquelle de ses pièces aurait pu s’intituler : Six personnages en quête d’auteur.

On pourrait monter Le meunier et son fils[7] sous le titre de : La douzième heure.

Marie Suart, ou même Élisabeth d’Angleterre, pourraient être remplacés par Échec à la reine ou L’Étrange intermède.

On pourrait monter Oblomov[8] sous ce titre : Fume ta pipe, Ladányi.

J’ai aussi une idée comment donner un titre plus populaire à Rigoletto : Course en sac. Et poursuivons la même idée.

Tannhäuser : Pas de vie sans musique.

Le mari endormi : Rip van Winkler.

Œdipe : Place aux jeunes.

La mégère apprivoisée : J’ai épousé un ange.

La huitième femme de Barbe Bleue : Un jeune homme trop zélé.

Cyrano : Un baiser et rien d’autre.

Don Carlos : Trop grandes chaussures pour un petit garçon.

Et enfin, pour ne pas négliger ma modeste personne non plus, j’ai souvent regretté de ne pas avoir emprunté pour ma pièce Demain Matin le titre d’Octave Feuillet : Le roman d’un jeune homme pauvre.

Au demeurant je crois que c’est une idée saine que je viens de lancer. Je demande à mes lecteurs de la soutenir par des propositions supplémentaires. J’ouvre une rubrique sous le nom « Titres d’emprunt » où toutes les idées seront les bienvenues.

 

Színházi Élet, 1933, n°50

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[1] Citation de La tragédie de l’homme de Imre Madács.

[2] La maison des trois sœurs, opérette bâtie sur des mélodies de Schubert.

[3] Un homme meilleur, film (1926) de Walter Hasenclever (1890-1940). Écrivain et scénariste allemand.

[4] Comédie de Jolán Földes (1902-1963). Écrivaine hongroise, auteure de la comédie La rue du chat qui pêche.

[5] Air tiré de l’opérette Gül Baba, de Jenő Huszka (1875-1960).

[6] Titre d’un long poème épique de János Arany.

[7] Pièce de Ignácz Krecsányi (1844-1923).

[8] roman de l'écrivain russe Ivan Gontcharov.