Frigyes Karinthy : Nouvelles parues dans la presse

 

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LE LUNDI DIX : FIN DU MONDE

(Plainte de notre envoyé spécial)

C’est vraiment très gentil à vous, Monsieur le Rédacteur en Chef. C’est ma chance.

Monsieur le rédacteur en chef traverse à la hâte la pièce où je me trouve par hasard. Il passe vite, il accueille distraitement mon bonjour, il me voit à la porte, il se retourne un instant :

- Tiens, mon cher Inti, puisque vous êtes là, à ce qu’on sait des tuyaux de l’étranger, lundi prochain, le dix, ce sera la fin du monde, vous pourriez en faire un papier pour samedi, mais pas trop long.

Et déjà il disparaît comme une bulle de savon, ne reste que le vide à sa place.

Et me voilà avec le sujet.

Vraiment très gentil. Je vous en suis reconnaissant.

Moi, on me file toujours des sujets comme ça. C’est moi le souffre-douleur. Merci beaucoup. On me file toujours les rogatons. Je suis le mal-aimé dans cette belle équipe.

Mon confrère S., lui, vous l’avez convoqué dans votre bureau pour discuter en détail de ce qu’il devra écrire à propos de la supposée opération du nez de Gitta Alpár[1], et le concours de chiens du mois prochain, ça oui ! Avec de tels sujets un journaliste a déjà affaire à demi gagnée, quoi qu’il ponde, ça intéresse le public.

Mais la fin du monde ?

Évidemment ils ne m’ont pas appelé quand c’était le début.

Parce que le début ç’aurait été une tâche facile et gratifiante. Le conférencier qui vient pour annoncer le programme qui commence, le public l’accueille avec gratitude et des applaudissements fougueux, c’est par lui qu’on apprend ce qu’on va recevoir, on boit chacune de ses paroles.

Mais celui qui annonce la fin du monde ?

On ne l’écoute même pas, les gens quittent leur fauteuil, se précipitent au vestiaire, ses paroles se perdent dans le tambourinement des pas, il est balayé de la scène par le relâchement de la discipline, on se fiche de ce qu’il dit.

Qu’est-ce qu’on peut faire dans ces cas-là ?

Une critique après coup ? Que n’est-ce pas, c’était intéressant, surtout la première partie, jusqu’à l’entracte, c’est-à-dire le commencement du Moyen Âge. Homère, Platon, Alexandre le Grand… Ont également contribué : Napoléon, Hitler, Goethe et le monstre de Düsseldorf. J’ai personnellement particulièrement apprécié le zeppelin ainsi que la soupe aux choux à la Debrecen, j’ignore ce que vous en pensez. (J’observe qu’elle est encore meilleure avec du jambonneau.)

Soyons justes.

C’était assez amusant. Nous en avons eu pour notre argent… Quelques millions d’hectolitres de sang, autant de larmes. Et que de resquilleurs qui n’ont rien versé ! Les exonérés.

Et même maintenant, à la dernière minute, à défaut d’autres plaisirs et d’autres espérances, il reste un peu de joie maligne.

Pensez, combien ont mis en route une grande entreprise, avant d’apprendre que lundi ce sera la fin de tout ! Le chancelier d’Allemagne a annoncé pas plus tard qu’hier que le palais de l’avenir de la nation vient d’être construit pour durer mille ans. C’est le cas où Monsieur Svarc  pourra bien murmurer, lorsque le cicérone lui désigne un temple païen bâti en l’an un avant Jésus-Christ : « Ben ça, ça va être rentable, pour sûr ! »

Ce sont des choses qui arrivent.

Mon avocat préféré, par exemple, expliquera dans une lettre détaillée les modalités de paiement à tempérament qu’il voudra bien accepter. La première échéance tombera mardi prochain. Je lui fais dire par la présente que c’est d’accord. J’accepte de le payer au début du monde suivant qui commencera sans doute un mardi.

Car il va de soi que quelques milliers d’années après la disparition de ce monde, le Bon Dieu en fabriquera un autre. C’est comme ça que ça se passe d’habitude, je le sais d’expérience.

Je voudrais Lui suggérer que le prochain monde se termine aussi bien que celui-ci avait commencé, et qu’il ne crée pas d’hommes dedans. Qu’il invente autre chose.

Encore que, sait-on jamais…

Selten kommt was Besseres nach[2].

 

Az Est, 8 septembre 1934.

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[1] Gitta Alpár (1903-1991). Cantatrice hongroise.

[2] C’est rare que la suite soit meilleure.