Frigyes Karinthy : Nouvelles parues dans la presse

 

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BUREAU DE BIAIS

L’ère des dictateurs

Mon fils n’est pas encore un chef, dit la mère ambitieuse, mais son bureau est déjà de biais.

Ah oui, le bureau de biais.

C’est déjà un signe d’importance, c’est le bureau des chefs de banque et des ministres et des secrétaires d’État et des Grands Manitous qui est de biais, dans les vastes saints des saints à porte capitonnée, équipés de fauteuils de cuir et de lambris ; de même que la chaire du curé se trouve en biais à la droite des autels, ce bureau installé de biais signale déjà la situation exceptionnelle dans laquelle on n’a pas besoin de tenir compte d’une utilisation économe de l’espace, comme dans la cage d’un petit bureaucrate : le local est suffisamment spacieux, on peut se permettre un emplacement personnalisé du bureau, même au milieu de la pièce si l’on veut, ou face aux fenêtres, évidemment, et si ce bureau pend du plafond, à une chaîne dorée, c’est aussi son droit, il peut se le permettre.

 

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Ces Bureaux, les bureaux de Personnalités Importantes, sont placés partout dans le monde au milieu ou dans le fond de la spacieuse salle de travail, de biais ou pas de biais, mais en tout cas de manière imposante et solennelle, sous les immenses croisées, offrant une bonne perspective au photographe. Et derrière ce bureau se trouve, le visage sérieux et vaguement distrait, plongé dans ses pensées, le Grand Responsable, le dictateur, un Mussolini, un Hitler et les autres, en train de se lever et d’attendre que le journaliste ou le diplomate ou le requérant conviés pour une audition ait le temps d’approcher. Le temps que celui-ci traverse le tapis de cette immensité et atteigne le bureau, le dictateur a tout loisir de mesurer la démarche, l’expression de l’insignifiance qui s’approche, de se faire une idée de son importance – pendant que l’autre a le temps de perdre tout son courage sur la fin de son parcours et d’arriver devant le grand homme totalement rapetissé par la perspective inversée dans les jumelles retournées.

 

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L’esprit dictatorial n’est pas seulement un signe du temps, il est aussi une mode, un phénomène que l’on retrouve à toutes les interfaces des contacts sociaux. Les temps sont napoléoniens, les petits caporaux ont bien plus de chance d’atteindre des couronnes impériales que les prétendants au trône des vieilles dynasties, car un bâton de maréchal fait terriblement gonfler le barda et l’amour-propre du troufion. C’est un curieux mélange que cette nouvelle discipline collective, elle abhorre toute démocratie, néanmoins elle ne reconnaît comme personnalité dirigeante que celle en qui elle a confiance, l’homme dont la carrière prometteuse a été rendue possible par une époque démocratique révolue qui refusait les privilèges et les pouvoirs spéciaux. Il est vrai que la carrière de Napoléon fut précédée par une révolution balayant la tyrannie, sans une telle révolution cette carrière n’aurait pas pu être imaginée, toutefois même cet homme résolu à tout n’avait pas le courage, pas même au milieu de ses visions les plus alexandre-le-grandesques, de profaner les acquis des idéaux de liberté auxquels il devait son pouvoir absolu. Tout au moins pas ouvertement, or dans l’histoire des vogues ce n’est pas l’inclination intérieure qui compte, mais ce sont les slogans proclamés à l’extérieur. Ce napoléonisme de nos jours en tant que mode exige une nature psychique inversée : il est possible qu’au tréfonds de leur être les chefs et les dirigeants croient encore en une sorte de liberté romantique, en les droits des individus, en la dignité humaine, en tout cas, vers l’extérieur, ils revêtent le visage sévère du soldat et clament le verbe de l’obéissance absolue seule salutaire, sachant bien que sans cela c’en est fini de l’autorité et de l’ordre : les masses en délire ne reconnaissent pas un dompteur qui n’aurait pas un fouet à la main.

 

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Une mode, un style, la position du trône, croyez-moi, rien de plus. Le pouvoir qui se concentrait entre les mains des dirigeants politiques du dix-neuvième siècle n’était nullement moindre que celui des dirigeants actuels, mais la mémoire du siècle humaniste avait exigé d’eux qu’ils dissimulassent ce pouvoir plutôt qu’ils ne le soulignassent, dans leur style, leur attitude, les formes du contact. Les hommes éminents rivalisaient : lequel saurait supporter "la malédiction de la grandeur" de la façon la plus simple, la plus directe, la plus humaine, car la principale garantie du pouvoir réel était la popularité au sens ancien du terme, la situation de Haroun al Rachid était bien plus favorable que celle d’un Gengis Khan ; ce dernier était simplement raillé, or le rire rend impossible toute autorité.

 

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Regardez leurs photos, lisez les anecdotes qui les concernent (qu’ils supportent aussi volontiers : Frédéric le Grand tolérait les chansons satiriques affichées partout), et vous ne manquerez pas de sentir la différence. Vous, pauvres bureaucrates, regardez en catimini, entre deux dossiers, entre les illustrations d’une biographie quelconque à la mode, et vous constaterez, le nez long, que le Metternich au pouvoir redoutable ou le Tsar tyrannique Alexandre, ou le sévère François Joseph, ou même Haynau ou Bach[1] affichent un regard bien plus amical que votre supérieur direct, Monsieur le chef de bureau qui trône dans la pièce voisine, quand il sonnera pour vous réprimander sous l’effet du front de dictateur et du regard de dictateur appris dans les revues, derrière le bureau, qui depuis longtemps n’est plus de biais, mais qui à tout moment pourrait se remettre de biais, puisqu’un jour Monsieur le directeur lui-même n’était que chef de bureau, et tous ceux qui n’ont qu’un unique subordonné, comme le caporal des contes, trimballent leur bâton de maréchal dans leur barda.

 

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Gengis Khan et Haroun al Rachid.

Mode. Style. Tendance. Rien de plus. Ça passera comme le reste.

 

Pesti Napló, 14 janvier 1934.

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[1] Julius Jacob von Haynau (1786-1853). Général autrichien, responsable de la répression de la révolution hongroise de 1848.

Alexander Bach (1813-1893). Homme politique autrichien. Titulaire de l’autorité administrative de l’Empire autrichien.