Frigyes
Karinthy : Nouvelles parues dans la presse
Charmante jeunesse
Pour le moment
au cinéma
C’est par pur bénévolat que j’ai louangé ce
film primé "L’avenir est à nous"[1], non par publicité, je n’ai rien reçu pour, de
toute façon nous sommes après
la fête, le film a déjà été
présenté, il a essuyé son échec, un échec
qui n’arrive qu’à Budapest : le petit nombre de
spectateurs qui s’y rendent en
sont enchantés et l’adorent, et pourtant ils ne sont pas suivis
d’une foule, contrairement à d’autres œuvres,
d’autres auteurs plus heureux qui décrochent une centaine de
représentations, et qui déplaisent cent fois à un public
indigné et insatisfait. Au-delà de plaire ou ne pas plaire, le
public ressent quelque chose qui est
décisif du point de vue d’un vrai succès de masse.
J’ai l’impression que cela dépend d’oppositions ou
d’accords de nature morale – quelque chose a beau me plaire, si son
fond moral ne correspond pas à mon psychisme, je le refuse, et
inversement.
*
Or s’il en est ainsi, alors
l’état de la santé morale de notre aimable public peut nous
donner quelques soucis. En effet, ce film a bel et bien un fond moral qui plus
est un fond moral très clair et sans équivoque. Ce film relate la
vie dans une ville authentiquement américaine qui devient invivable
à cause du despotisme des gangsters. Ceux-ci dominent la ville par
l’argent et l’intimidation : ils tiennent sous leur coupe
même l’administration, juge, procureur et police, qui
désormais n’administrent et ne jugent que superficiellement et en
apparence selon la lettre de la loi, en réalité leurs jugements
sont gouvernés indirectement par les bas-fonds victorieux secondés
par une milice armée. Le chef des gangsters instaure une terreur
secrète, et il revolverise un vieux commerçant
récalcitrant dans sa propre boutique. Le tribunal l’acquitte, sans
donner crédit à un témoin oculaire, un étudiant,
qui était présent au moment
de l’assassinat. L’étudiant et avec lui l’ensemble
des étudiants ingénus complotent – trois d’entre eux
se lancent une nuit à la recherche de preuves au domicile de
l’assassin. Le chef des gangsters les surprend, il tue l’un des
trois, il remet un autre à la police pour cambriolage, et de plus
l’accuse d’avoir tué son complice
étudiant.
Avant l’audience qui se terminera
immanquablement par la condamnation de l’étudiant innocent, la
jeunesse indignée décide de prendre l’affaire en mains sous
sa propre responsabilité : elle compte agir, engager la lutte
contre les puissants gangsters. Le coup de force réussit à
merveille. Grâce à des stratagèmes naïfs et astucieux
ils vont faire tomber le chef craint dans un piège, ils le ligotent et
l’emportent à leur campement révolutionnaire dans les murs
d’une grange désaffectée, où ils mènent une
audience nocturne régulière. Ils conduisent
l’interrogatoire de cette crapule arrogante et prétentieuse dans
un trou à rats, ils le pétrissent et finissent par le contraindre
à faire des aveux. Un étudiant méritant prend des notes en
sténo, d’autres jouent les rôles de procureur et de
président. Le procureur demande la mort, ce qui au nom de la loi contre
le lynchage sera refusé par le président : « nous
ne sommes pas des assassins, nous voulons seulement faire valoir les lois de
l’Amérique libre et la débarrasser de ses
usurpateurs ». À l’aube les autres gangsters arrivent,
mais trop tard. Des "vieux" encouragés par le succès
des jeunes et regrettant leurs fautes rejoignent le mouvement des
étudiants, ils affrontent la pègre, ils se débarrassent de
la tyrannie clandestine et les criminels seront châtiés.
*
Lorsque Garret, le chef des bandits,
ligoté au sparadrap est poussé dans une auto par les
étudiants, des applaudissements retentissent dans la salle tels un cri
de liesse spontanément jailli de la gorge d’un homme qui
possède un désir conscient et objectif, et aussi, sous celui-ci,
une aspiration secrète, allant
à l’encontre du désir conscient – ou disons
plutôt ainsi : l’homme a un enfant légitime qu’il
n’aime pas et aussi un enfant caché qu’il aime et dont il
vient de recevoir une bonne nouvelle inattendue. Les spectateurs
applaudissaient individuellement et
non de concert, et ensuite ils étaient presque gênés de se
regarder. Avouons qu’après les enseignements de la décennie
passée nous, pères européens, commençons à
considérer comme enfant naturel de notre ancien amour et qu’il
conviendrait de renier, cette "jeunesse charmante" qui pendant un
siècle avait préparé les
guerres d’indépendance, les mouvements de révolte
contre les chaînes de la tyrannie, dans des mois de mars et de juillet
décisifs. C’est une jeunesse différente qui fait parler
d’elle dans les universités européennes, sous la
bannière d’une ambition différente. Cette jeunesse-ci ne
considère pas le dictateur tenant dans ses mains armes et pouvoirs comme
un usurpateur, même si ce dictateur prend le principe de la loi qui est la même pour tous
comme un moyen de son pouvoir, plutôt que de se voir lui-même comme
source et défenseur de ce principe.
Elle ne le considère pas comme un adversaire, plutôt elle
le comprend et l’apprécie. Si elle est mécontente et
exprime son insatisfaction, ce n’est pas parce qu’elle le trouve
trop sévère, mais parce qu’elle le trouve insuffisamment
sévère et vigoureux sur la voie sur laquelle il avance, afin de
soumettre l’idéal des droits
de l’homme à divers intérêts économiques
et de classe, sous le blason d’intérêts
"patriotiques" ici ou "raciaux" là. Cette jeunesse
parle aussi de "droits" et de "liberté", mais
n’utilise pas ces termes au simple sens des encyclopédistes, leur
interprétation est plus complexe, et si tu fais bien attention, il
s’avère que, sous l’affiche du principe de la volonté selon Nietzsche et
Schopenhauer, leur conception de la vie rappelle dangereusement le slogan
compact de la philosophie des gangsters,
qui entend sous droit "le droit
du plus fort", sous liberté elle
entend et glorifie "la liberté
du loup" ; elle ne considère pas les qualités qui le
distinguent des autres êtres vivants comme le bien le plus
précieux de l’être humain, mais celles qui le mettent sur la
même ligne que les prédateurs racés.
*
Les carnassiers sont de beaux animaux et
nous ne prenons pas comme une offense d’être comparés au
guépard, au lion ou au tigre. Napoléon était carrément
fier de son épithète d’aigle, sans songer que le parent le
plus proche de ce splendide oiseau est le vautour, comme l’hyène
et le chacal sont celui du loup. Le "vampire" en fourrure de
guépard peut impressionner sur l’écran, mais s’il
s’agit de nos enfants, le
sourire de la jeunesse, cette mimique de notre visage d’homme inconnu
chez les autres êtres vivants, est tout de même un spectacle plus
plaisant à nos yeux d’hommes, que le regard éclair et les
dents claquantes du chef cambrioleur, ce "fauve splendide".
Oui, nous avons applaudi cette jeunesse
souriante, charmante, naïve, enthousiaste et romantique, car elle nous
évoquait notre jeunesse. Notre
jeunesse, notre "école", où les matières
n’étaient pas encore si terriblement compliquées et
difficiles, tout le monde entendait la même chose dans les mots, nous
exprimions une même pensée en différentes langues. Lorsque
nous nommions criminel et mal quand quelqu’un se révolte contre la
liberté de l’homme – lorsque nous nommions liberté le
droit à la loi et qu’on puisse frapper celui qui ne la respectait
pas – et nous nommions loi la garantie de la liberté.
Charmante jeunesse !
Ô, comme je saurais t’applaudir
si tu existais vraiment !
Ô, comme je reconnaîtrais
tes fiers droits, même si dans ta saine cruauté tu faisais
interroger par des rats le tyran invétéré, arrogant,
insolent et infatué, non par sadisme
comme le prétendait un spectateur sensible, mais dans ta belle
indignation parce qu’il veut te priver de l’héritage de ton
unique aspiration, de ta fiancée céleste ou de ta
propriété légitime : ton droit à la connaissance de la
vérité !
L’avenir t’appartiendrait
vraiment, si c’est pour ces raisons
que tu te battais pour lui.
Pesti
Napló, 4 février 1934.