Frigyes
Karinthy : Nouvelles parues dans la presse
Être personnage d’un roman
Aventure
d’un lecteur
Étrange
aventure.
Une aventure personnelle, qui plus est,
assez rare. Elle ne se produit pas dans la réalité, seulement dans l’imagination, mais
dans un tel royaume de ce cosmos où le lecteur, tout comme moi, se sent
très bien – l’honorable lecteur, ou mieux cette fois :
mon compagnon de lecture.
Le royaume des lettres.
Je lis un livre.
Le livre, le roman d’un jeune
écrivain.
Je m’y suis attaqué pour
plusieurs raisons. Tout d’abord, des personnes compétentes
m’en ont dit du bien. Deuxièmement : depuis longtemps je
n’ai pas lu ce qu’on appelle des
belles lettres, un peu de variété fait du bien.
Troisièmement : j’ai été informé que ce
jeune romancier (il n’a guère plus que vingt ans) fait figurer
dans son roman des jeunes de vingt ans, des garçons et des filles, sur
un lieu qui est la Hongrie, l’époque : aujourd’hui.
Je suis curieux de savoir si, à
travers l’œil et l’âme d’un jeune et enthousiaste
écrivain talentueux, je verrai quelque chose de ce qui intéresse
pratiquement et théoriquement un écrivain de quarante-cinq
ans : comment est la jeunesse d’aujourd’hui, si dans ce monde
changé d’aujourd’hui elle ressemble encore à la
nôtre d’autrefois, et sinon pourrais-je apprendre quelque chose
d’un témoin oculaire des idéaux et des désirs
transformés de l’esprit du temps, ce que par moi-même je ne
saurais plus observer, interpréter avec justesse ? Avec le temps on
devient hypermétrope. Les gens de vingt ans vivent tout autour de moi.
Peut-être effectivement je les juge mal. J’ôte ma vieille
paire de lunettes et je la remplace par les yeux vivants d’un
écrivain de vingt ans.
Je lis le soir dans la solitude de ma
chambre, là où on est de toute façon enclin
d’oublier sa journée, sa vie, son époque. Pour le plaisir
du pays des lettres on s’oublie dans la curiosité de son âme
intemporelle et sans âge, enclin d’oublier tout ce qui nous est arrivé
dans la vie entre deux livres, pour rester ce Lecteur qui à
l’âge de six ans a commencé à lire le livre, qui le lit depuis sans
interruption, sans prendre conscience de l’alternance des
étés et des hivers, et qui, je l’imagine, dépose le
livre avec étonnement, quand la mort frappe discrètement sur son épaule :
il est temps de s’arrêter. C’est avec
l’étonnement de l’enfant de six ans qu’il lève
ses yeux papillotants, et c’est alors qu’il remarque dans le reflet
des orbites oculaires du visiteur désagréable
qu’entre-temps sa barbe a poussé, ses cheveux ont blanchi, et il
est temps d’éteindre la lumière.
Tout lecteur vrai lit ainsi, oubliant
soi-même, quel que soit l’écrit qui lui tombe entre les
mains.
Mais ce livre n’est pas
n’importe quel écrit.
À peine quelques pages et je me mets
à vivre dans le roman.
Entre une multitude de personnages
sympathiques et dessinés avec une grande affection, le héros
principal est en effet un jeune homme de vingt ans.
L’histoire n’est pas
très compliquée, mais ce n’est manifestement pas parce que
l’auteur n’aurait pas été capable d’inventer
des intrigues passionnantes qui "auraient pu lui arriver".
Visiblement l’unique idée qui guide la plume de l’auteur
c’est la joie de n’écrire
que ce qui s’est vraiment produit autour de lui (il a seulement
changé les noms). L’accent n’est donc pas mis sur les
événements mais sur la plus fidèle description des
personnages, y compris la description de leur vécu intérieur.
C’est ainsi que j’ai pu aimer
Péter, le héros, qui n’a pas fait grand-chose pour gagner
la sympathie du lecteur (il est frivole et superficiel, il néglige
égoïstement tout ce qui pourrait faire de lui quelqu’un dans
la société, il ne fait que courir après les amourettes, il
ne se préoccupe pas de son avenir, etc.). Pourtant je l’aime parce
que ses pensées et ses mots prouvent qu’il a une âme
sensible, il voit clairement ce qu’on pourrait appeler la responsabilité d’être,
et si à la fin il devient une sorte de Sanine[1] hongrois ou n’importe quel autre
"jouisseur" inachevé, la faute n’en est pas sa
brutalité ou sa stupidité, cela est dû à ses
origines, au Destin déterminé par son environnement et son
époque, contre lesquels il ne peut rien. Au demeurant, il écrit
des poèmes en secret ; en province où il vit, plusieurs
jeunes écrivent des poèmes en secret.
Mais ce n’est pas de cela que je veux
parler.
Je veux raconter l’aventure du
lecteur en rapport avec ce livre. Il se trouve (par hasard !) que je suis
moi-même ce lecteur.
Chacun sait ce que c’est
qu’être lecteur d’un roman.
Qui ne le sait pas, je le lui rappelle.
Être lecteur (de bonne foi, non
"critique", attention !) signifie être petit, n’être personne,
être naïf, enfant, ou plutôt même pas être. Tout lecteur vrai est une feuille
blanche, un miroir tendu au livre, un récepteur, un petit enfant avidement crédule, qui n’existe que dans
la mesure où on peut faire effet
sur lui.
Péter qui aura vingt ans dans une
heure est un sage de mille ans, intemporel par rapport à moi : un héros de roman. Il a tout en lui
qui aux yeux du lecteur fait du héros d’un roman une
quasi-divinité : il réunit en lui tous les habitants du Pays
de la Lettre qu’il m’est arrivé de croiser, par la simple
magie qu’il est inaccessible,
insaisissable et inatteignable et pourtant mieux connu et plus proche de
moi que toutes mes connaissances
personnelles. Une Dimension Infranchissable me sépare de lui. Je
suis couché dans mon lit et pourtant plus invraisemblable et plus
insignifiant que lui, le Fictif, le Non Existant, donc immortel. Chacun de ses
mots et chacun de ses gestes recèlent une importance infinie. Un
héros de roman. Un demi-dieu. Il ressemble à l’homme mais
ce n’est pas un homme, puisque je ne peux communiquer avec lui sinon par
le truchement de son prophète, l’Auteur, unilatéralement :
moi je connais son existence, mais je n’existe pas pour lui. Une
divinité. Il ressemble à l’homme mais il n’en est pas
un, ce n’est pas une mère qui a accouché de lui, mais
c’est l’imagination. Un être supérieur. Ce qu’il
dit, ce qu’il fait, peut être simple et petit : c’est
plus important que l’histoire universelle. Celle-ci n’est
qu’événement, que du passé. Lui, c’est le
présent éternel, qui provient de la Réalité non
passagère.
C’est la relation que j’ai avec
Péter, c’est la relation qu’a tout bon lecteur avec tout bon
héros de roman.
Et alors…
Sur une des pages le Péter du livre
mentionne à son ami dans le livre que dans la ville du livre on attend
l’arrivée d’un écrivain qu’il souhaiterait
rencontrer.
Je pense naturellement à
l’écrivain dans le roman.
Je tourne la page et l’instant
suivant je reçois un coup étrange sur la tête,
par-derrière. Je me frotte les yeux, je m’assois.
Que diable vient-il de se passer ?
Suis-je tombé sous le lit, ou quoi ? Où suis-je ?
L’écrivain
évoqué arrive dans la ville du roman, le Péter du livre
l’aperçoit attablé dans le livre et s’assoit
près de lui. En tant que lecteur je suis avec curiosité le regard
de Péter dans le livre, et alors, à mon plus grand
étonnement, ce n’est pas un écrivain dans le livre qui est
assis à la table en tant que figure secondaire et arrière-plan
derrière le Héros du roman, mais…
Avez-vous déjà vu un tableau
futuriste sur lequel une vraie pomme
est collée sur une table peinte ?
Imaginez maintenant que l’on colle le
spectateur lui-même sur le tableau. Lui-même, vivant.
Je suis l’écrivain en
question.
Mon nom ne figure pas dans le roman, mais
j’y suis décrit de façon qu’il soit impossible de ne
pas me reconnaître. J’y suis collé, tel une image de film
sur une chaise imaginaire, à une table imaginaire.
Moi, le lecteur…
Je suis assis là, dans le livre. Des
fantômes autour de moi, une seconde plus tôt en relief et
colorés, maintenant pâles et haletants comme dans un miroir
magique.
La Dimension est transpercée,
brisée. Le Cercle magique s’est ouvert.
À ma honte je referme vite le livre,
tel l’enfant badaud qui s’enfuit de la foule, car de façon
inattendue on m’a appelé par mon nom et la foule s’est
tournée vers moi.
Pesti
Napló, 15 avril 1934.
[1] Sanine : héros du roman éponyme de l’écrivain russe Mikhaïl Artsybachev (1878-1927), personnage invitant au renversement des valeurs établies, avec un perpétuel cynisme.