Frigyes
Karinthy : Nouvelles parues dans la presse
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LE PARNASSE À BEKETOW
Les artistes de l’esprit dans l’arène de
l’esprit artistique
La trouvaille digne de Barnum qui a permis à
László Busch-Bekete-Vitéz,
c’est-à-dire Bus Beketow[1] de vaillamment trancher le nœud
gordien de la crise théâtrale, sera apparemment propre à
faire réfléchir même ceux qui ayant la réflexion
pour métier, ne le font pas volontiers gratis ou pour s’amuser :
les directeurs de théâtre et les comédiens, mais aussi les
écrivains, les poètes et autres artistes de l’esprit.
La magnificence de cette idée
réside dans sa modernité… Nous vivons des temps
mouvementés, comme on a coutume de dire. Ceci signifie que personne ne
reste à sa place, tout bouge, si possible là d’où
celui qui était à un endroit devra partir ailleurs (pensez au jeu
des chaises musicales). C’est l’explication de ce qu’une
personne vieux jeu ne trouve jamais chez lui celui qu’elle cherche. Il
est donc parfaitement logique que le Drame quitte lui aussi d’urgence son
domicile, le théâtre, et déménage au cirque. Il peut
très bien le faire, le cirque aussi est parti de chez lui, il
s’est rendu subrepticement un peu à Genève, dans la maison
de la conférence sur le désarmement, et pour que le
théâtre ne reste pas vide pour autant, c’est le Championnat
International de Boxe qui va y faire un passage, alors qu’auparavant il
hébergeait au Palais de la Paix.
Il est temps mes chers collègues en
Apollon d’en tirer nous aussi les conséquences.
D’autant plus que nos critiques
s’en doutent depuis longtemps : ne vous êtes-vous
aperçu que leurs comparaisons pour célébrer notre talent
visaient systématiquement notre habileté virile, au sens figuré ?
Ils affirment que notre style est "virtuose", que nos rimes sont
"frappantes", que nous tissons des intrigues "riches en
tournants", que notre art de représenter est "vigoureux",
que nos pensées "sautent hardiment d’un sujet à
l’autre".
Pourquoi ne prendrions-nous pas ces
qualifications qui nous honorent au pied de la lettre ?
Nous deviendrions certainement, nous tous,
d’excellents acrobates.
De toute façon nous venons de passer
la fête du livre, laissons reposer le tournoi intellectuel pendant un an.
Profitons-en pour nous exercer sur la piste
du manège.
L’année prochaine à la
même époque, si Dieu nous aide, nous pourrons nous
présenter devant le public avec une troupe de cirque si
époustouflante que les Baroccaldi[2] pourront tranquillement occuper nos places
restées vacantes aux académies.
Pour éviter toute confusion, je
distribue dès maintenant les rôles selon les capacités les
mieux connues de chacun.
Donc :
ZSIGMOND MORICZ ne devra s’exercer
que très peu pour devenir un grand champion
d’haltérophilie : jour après jour il est à
l’aise pour résoudre les problèmes les plus lourds et ses
personnages de roman avec lesquels il jongle sont tous des individus de poids.
LAJOS ZILAHY, bien que sa pièce
intitulée Clowns musicaux
témoigne d’un intérêt pour ce type de genre
littéraire, en prenant pour base son activité journalistique,
ainsi que l’habileté avec laquelle il lance tant de nouveaux
thèmes, je le vois le mieux à sa place dans le rôle
d’un jongleur avec des assiettes.
FERENC HERZEG sera voltigeur dans la haute
école équestre.
MIHÁLY BABITS sera un joueur
d’ocarina qui jouera des orchestres sur cet instrument simple ; il
sera de plus directeur et chef d’orchestre du petit cirque de puces
qu’il se fera construire.
À DEZSŐ KOSZTOLÁNYI, ce
brillant artiste du style, je destine le rôle casse-cou de trapéziste,
en étant sûr qu’il saura exécuter avec maestria les
plus acrobatiques et périlleuses attractions, avec son
élégance coutumière.
MIHÁLY FÖLDI, compte tenu des
problèmes profonds qu’il soulève dans ses romans, sera ce
"plongeur" qui "fait son entrée", et la
représentation pourra commencer.
FERENC MOLNÁR, grâce à
ses mises dans le mille et ses yeux perçants de sorcier, est
prédestiné pour devenir tireur de précision. Par contre
son habileté de jongleur avec laquelle il dénoue les fils
entrelacés de l’action de ses pièces le rendrait
également apte à tenir le rôle de l’acrobate
ligoté, capable de se libérer en quelques minutes.
DEZSŐ SZOMORY fera des merveilles avec
son talent d’avaleur de feu et d’équilibriste.
Ç’aurait été une
idée bon marché d’attribuer le rôle de bonimenteur
à ENDRE NAGY. Moi je vois plutôt en lui l’artiste des dents
qui retient un bout du fil long et tortueux de ses phrases avec ses dents, pour qu’à l’autre
bout du fil balance la chute au sens profond.
LÁSZLÓ LAKATOS se produira comme
jongleur de cartes : tout le monde pourra voir dans ses cartes, pourtant
il terminera ses tours chaque fois par un truc surprenant.
MILÁN FÜST fera danser devant
le public des phoques domptés.
SÁNDOR MÁRAI excellera avec
les tours éblouissants d’un artiste de bicyclettes. Sur une toute
petite bicyclette d’enfant il produira une danse avec la même
habileté vertigineuse que sur un monocycle haut de cinq mètres
sur le guidon duquel il se tiendra debout la tête en bas appuyé
sur une main.
JENŐ KÁLMÁN
présentera naturellement son école de dompteur de chiens. Son
préféré, "Muki",
sautera par-dessus les six mille exemplaires.
ERNÖ SZÉP devrait en
réalité obtenir la place de ce petit garçon qui de
l’extérieur admirera
le cirque par un petit trou dans la bâche. Mais, pour prendre place lui
aussi dans la troupe, c’est lui qui sur une pelle videra du manège
les… feuilles mortes… tombées pendant la production
équestre.
SÁNDOR HUNYADI, depuis que je lis
ses excellents reportages du parlement, est décidément un excellent
lanceur de couteau, capable de dessiner le contour net de ses personnages, sans
jamais en blesser un seul au cœur.
DEZSŐ SZABÓ devra être le
directeur du cirque, grâce à la beauté indépassable
de son baratin.
JENŐ HELTAI sera un dompteur de
singes ; mais ses bons mots bien
trouvés feront pâlir même Monsieur Loyal à
l’entracte.
LAJOS KASSÁK, briseur de
chaînes.
JENŐ TERSÁNSZKY :
saltimbanque et joueur d’harmonica sur un peigne.
ZOLTÁN SZÁSZ : excellent
ventriloque.
SACY VON BLONDEL :
écuyère, sachant sauter à travers un disque de papier en
forme de cœur.
LAJOS HATVANY : avaleur de couleuvres,
avale toutes les couleuvres.
LILI HATVANY : charmeuse de serpents
et illusionniste.
GYULA PEKÁR, le Babouchka :
immobile, passé à la chaux, modèle pour sa propre statue.
IMRE FARKAS : homme de caoutchouc et
transformiste, mais aussi pianiste virtuose.
LILI BRÓDY : imitatrice
d’hommes.
ZOLTÁN EGYED : imitateur de
femmes.
ZSOLT HARSÁNYI : improvise des
tableaux historiques en patchwork.
BÉLA REINITZ : montreur
d’ours.
RENÉE ERDŐS : hercule de
foire, maintient sa famille à bout de bras.
MENYHÉRT LENGYEL : patineur
à roulettes.
Et puis, comme on aura besoin d’une
femme à barbe, n’en ayant pas trouvé chez nous, nous ferons
appel à un artiste invité : Tristan Bernard.
En outre, deux attractions hors
programme : le plus petit géant du monde et le plus grand nain du
monde (deux hommes ordinaires) – je fais confiance au public pour les
sélectionner.
Et pour finir,
FRIGYES KARINTHY terminera le programme en
qualité d’imitateur de cris d’animaux, on lui peut faire
confiance.
Színházi
Élet, 1934, n°26.
[1] Matyás Beketow (1867-1928). Clown, directeur de cirque. Karinthy joue avec les noms propres : László Bus-Fekete (1896-1971). Ecrivain, dramaturge ; Bus-Vitéz(1836-1887). Écrivain, humorisye.
[2] József Baroccaldi (1827-1915) ; György Baroccaldi (1862-1916). Père et Fils, directeurs de cirque à Budapest.