Frigyes
Karinthy : Nouvelles parues dans la presse
CONGRÈS MONDIAL DES CHANSONNIERS
(Chansonné
par Frigyes Karinthy)
Au commencement était…
Manifestement il en était ainsi au
commencement aussi.
Le sixième jour, après la
grande Générale, s’ouvrit la tapisserie du ciel, et Lucifer
apparut en queue-de-pie et chaussures vernies et s’écria :
« Mesdames et Messieurs » (pourtant, tout au moins
d’après Ève, il n’y avait encore qu’une seule
dame et un seul monsieur) – « nous allons jouer quelques
scènes, sous le titre de Tragédie de l’homme ou Divine
comédie – comme vous voudrez ».
Jadis, aux temps classiques, cela
s’appelait Prologue et Invocation.
Il y a quarante ans il se faisait appeler
plus modestement mais en un terme judicieux le bonisseur.
C’était une
personnalité passablement abordable, je dirai d’apparence
simple : sur son maillot rayé seul un œillet rouge soulignait
la distinction. Ce qu’il disait, c’était peu mais parfaitement
clair. « Entrez, Messieurs » disait-il,
« venez, venez. Le scaphandrier fait son entrée (il
paraît qu’il prononçait scaffanderier) et la
représentation commence. Des militaires, tous les grades au-dessous du
sergent, et tutti quanti. »
Le genre a beaucoup évolué
depuis.
C’est ainsi que cela se passe pour tous
les genres de talent.
Les anciens ménestrels collectaient
des aumônes dans les cours. Pétrarque fut nommé
poète par le doge, sur la grande place de Rome. Ferenc Herczeg[1], lui, est membre de la chambre haute. Les
poésies lyriques de Ernő Szép sont adaptées au
cinéma.
Le "grand" chansonnier est
aujourd’hui un homme mondialement célèbre, un artiste
immortel dont le nom et l’œuvre sont gravés dans
l’histoire de la culture. Il joue un rôle plus important et plus
significatif que tout autre membre de sa troupe.
Pour ainsi dire, le
"scaphandrier" a déjà fait son entrée depuis
longtemps, il a même coulé – qui est intéressé
par le scaphandrier séjournant continuellement sous l’eau ? Le
héros du temps, c’est celui qui devant le rideau annonce sa venue,
c’est lui qui est, le Grand Chansonnier.
C’est lui, le dictateur, le
représentant de l’esprit du temps.
J’annonce tout cela hélas non
en tant que chansonnier, pas même en qualité de bonisseur,
seulement en tant que modeste journaliste, qui peut se targuer tout au plus
d’avoir le crieur pour aïeul, avec un tambour à la ceinture,
en train de clamer à tue-tête : « oyez, oyez,
braves gens… »
Donc, oyez, oyez, braves gens, le grand
événement : les trois chansonniers les plus éminents
d’Europe étaient visibles ensemble cette semaine. C’est
Budapest qui a eu le privilège de servir de scène à cette
rencontre d’une importance incommensurable pour la première fois
dans l’histoire des chansonniers – ceci, au sein même de
Budapest, au cercle Fészek[2], plus exactement en son jardin
d’été, directement sous la terrasse des joueurs de cartes,
comme on peut le voir sur l’image.
Moi-même j’y ai
représenté l’hebdomadaire "Színházi
Élet" (Vie Théâtrale) en qualité de
missionné de la presse nationale.
J’ai eu l’immense honneur
d’avoir à présenter l’un à l’autre ces
trois sommités de la politique artistique.
C’est Jusnij[3], le chancelier de l’Oiseau-Bleu qui
se présenta le premier à la rencontre.
Apparemment cet oiseau s’est
détaché de sa volière bien avant de franchir la porte. Il
circule à pied, à pas souples. Après les
présentations officielles il se fait direct et fort aimable, il
s’enquiert de ma santé, il loue Budapest, « Budapest
ist mir treu gewerden »[4], remarque-t-il avec sa charmante
prononciation notoirement mauvaise. C’est ici que je dois remarquer que
les rumeurs désobligeantes et négatives qui répandent
qu’entre-temps Jusnij aurait si bien appris l’allemand que
désormais il aurait une bonne prononciation, et par conséquent
ses sketches auraient perdu toute leur raison d’être, ces rumeurs
donc proviennent des cercles contre-révolutionnaires visant à
miner l’autorité du grand homme. Ce ne sont que des ragots, Jusnij
est toujours aussi frais et jeune, et il parle plus mal l’allemand que
jamais. Actuellement il baragouine le hongrois (les premiers pas, la langue
courante et la prononciation sans faute sont déjà derrière
lui), quand il aura complètement brisé son acquisition de notre
langue, il pourra peut-être entreprendre une carrière de
chansonnier dans un pays hungarophone. Il m’annonce avec joie qu’en
dehors des rhapsodies de Liszt dites hongroises, si, à la
conférence sur la paix de l’année prochaine, il arrive
à se mettre d’accord avec les grandes puissances, il aimerait
insérer dans la deuxième partie du programme un sketch de cinq
minutes sur un sujet hongrois : les pourparlers commerciaux,
économiques et politiques à ce sujet sont en cours, et il
n’y aurait plus d’obstacles sous réserve qu’on arrive
à gagner l’Angleterre à cette cause.
Mais déjà arrive Endre Nagy[5], fondateur, maître et empereur du
cabaret le plus classique de tous les temps, le Romulus du cabaret hongrois.
C’est le calme et la sagesse du dictateur, retiré de
l’exercice pratique de la scène, reclus dans une retraite
volontaire, qui se répand en lui : les luttes du présent ne
le hantent plus, son regard parcourt les horizons historiques, il publie en
feuilleton dans "Újság" (Gazette) son histoire
universelle illustrée des racines du culte du cabaret, un ouvrage
fondamental. Son discours est fluide,
il ne se force pas, fluide comme celui d’un homme privé,
d’un savant privé, il a cédé
l’éloquence du bégaiement au troisième dictateur,
László Békeffi[6], qui surgit à cet instant. Il
reconnaît Jusnij immédiatement, ils s’étreignent
orageusement comme il se doit entre empereurs. « Arc-en-ciel,
arc-en-ciel », dit Jusnij dans un hongrois pour le moment
impeccable, mais comme je vous le disais, il s’exerce assidûment
à la mauvaise prononciation hongroise. Au début
l’atmosphère est allègre et détendue, les
négociations sérieuses n’ont pas encore commencé.
Jusnij rapporte une anecdote qu’il a entendue hier (et qui sort
d’une humoresque d’il y a cinq ans de la plume du modeste auteur de
ces lignes), il se fait applaudir. Ensuite c’est Békeffi qui cite
un "bon mot" étincelant, un vrai petit
chef-d’œuvre, également du scribe anonyme et
généreux des présentes lignes, que Jusnij qualifie
simplement de "glänzend" (brillant), il serre longuement et
gracieusement la main de Békeffi, « tu es l’homme le
plus spirituel de la Terre, mon cher Laci, c’est à toi qu’on
raconte les meilleures histoires ». À ce moment
László Vadnai[7] se tourne vers moi et dit : je
verrai à quel point la même blague fera meilleur effet lundi
prochain dans Hacsek et Sajó.
Mais on apporte les cafés et la
discussion devient sérieuse.
Encore un dernier sourire à
l’attention de la machine à photographier…
Regardez cette photo, Mesdames, Messieurs.
Ce sourire naturel et engageant. N’est-ce pas qu’ils sont assis
là en toute simplicité, comme trois personnes privées,
tout comme moi-même ? Au premier instant on ne saurait pas
distinguer parmi eux, lequel est chansonnier et lequel vulgaire pékin.
Suit une demi-heure non destinée aux
profanes. Moi-même n’étant pas rompu à la haute
école de la science de l’humour, la trouvaillologie, à la
politique économique de l’anthologie comparée des blagues, je
n’y comprends pas grand-chose : apparemment ils traitent des
questions les plus brûlantes dans des relations proportionnelles à
l’univers. Un atlas est dressé sur la table, on tire des traits,
on désigne des villes par des points rouges, ils construisent
l’Europe cabarétologique du futur, ils récapitulent quelles
blagues ne sont pas encore connues sur quel territoire linguistique, où
on pourrait envisager des reprises, où elles seraient déjà
oubliées, où il faudrait installer des canons et concentrer
l’attaque contre les zygomatiques, etc. Ils se répartissent
l’Europe.
Pour le moment leurs desseins sont
pacifiques.
Mais demain chaque dictateur
apparaîtra devant son Public d’électeurs et tuera les autres
dans sa production.
Comment savoir ?
Pour une bonne blague…
Pour une bonne blague et à cause
d’une bonne blague peuvent se tourner l’un contre l’autre
l’Oiseau Bleu transformé en un Aigle bleu guerrier, et la bande
rouge de l’Arc-en-ciel, selon la moralité de l’histoire
universelle fondamentale du cabaret de Endre Nagy.
Des chutes explosent et des
étincelles d’esprit fusent or la muse se tait parmi tant
d’armes de mort. La rencontre de Mussolini et d’Hitler, les
comptines idylliques flûtées du bonheur paisible, promettent un
monde de paix, de bonne volonté et de prospérité.
Le scaphandrier est mobilisé, il
part à la guerre, et la représentation n’aura pas lieu.
« Entrez, Messieurs,
entrez ! »
Színházi
Élet, 1934, n°28.
[1] Ferenc Herczeg (1863-1954). Écrivain hongrois.
Ernő Szép (1884-1963) Romancier hongrois.
[2] "Le nid", club des artistes hongrois (encore aujourd’hui).
[3] J. Davidovitch Jusnij (1884-1938). Comédien juif et directeur de théâtre en Russie.
[4] Budapest m’est devenu très fidèle.
[5] Endre Nagy (1877-1938). Directeur de cabaret, le "père du cabaret hongrois"
[6] László Bekeddi (1891-1962). Auteur de scènes de cabaret.
[7] László Vadnai (1904-1967). Fondateur des scènes de cabaret "Hajcsek et Sajó", tels Laurel et Hardy.