Frigyes Karinthy : Nouvelles parues dans la presse

 

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LE RIRE RIDICULE

(Le crépuscule des blagues)

 

I

Juillet 1934

On peut le lire ça dans les journaux américains, une enthousiaste société de renom projette d’organiser au mois d’août dans l’état de New York.

une journée des belles-mères

dans le but d’extirper l’antipathie générale qui se manifeste dans les blagues de belles-mères extrêmement répandues dans le monde entier, et de restaurer le respect et l’estime que nous devons à notre seconde mère "légitime" ("mother-in-law"), et que durant un siècle la blague de belle-mère, ce genre indigne, a poussé dans le marécage assassin du comique. Cette société espère qu’après les enseignements de cette journée des belles-mères, plus personne ne songera à rigoler des respectables belles-mères, et par conséquent cette branche de l’humour passera d’elle-même.

 

II

Juillet 3934

 

À l’Académie des sciences d’Acropolis, lors d’une conférence fort intéressante, le professeur T. Neverlaugh a rendu compte des résultats de ses recherches. Il est notoirement connu que cet éminent savant se consacre depuis vingt-cinq ans à l’étude d’un trait de caractère particulier de la nature humaine, aujourd’hui disparu, que les anciens appelaient rire, qui se manifestait (d’après de vieilles images et des vestiges de pellicules cinématographiques) en une capacité de certains muscles, diaphragme et zygomatiques, de se contracter d’une certaine façon, contractions accompagnées de l’émission de sons particuliers peu différents des rots. Neverlaugh démontre que cette coutume bizarre, hystérique, était répandue partout jusqu’à la fin du deuxième millénaire. À cette époque quelques humanistes sérieux et enthousiastes lancèrent un mouvement dans le but de guérir l’humanité de cette dangereuse maladie. Ils ont identifié l’agent pathogène, appelé bacillus comicaïnès, dont les supports transmetteurs étaient les formations que l’on appelait en leur temps des blagues. Des sociétés se constituèrent pour leur extirpation, elles réussirent progressivement à dompter cette pathologie dangereuse. C’est le sujet qu’a traité Neverlaugh dans son intéressante conférence.

La première manifestation de ce mouvement avait organisé en juillet 1934 la journée des belles-mères.

Son but était de rendre stériles et inoffensives les blagues de belles-mères qui minaient le respect dû aux belles-mères. Le professeur a reconstitué le déroulement de cette journée grâce aux correspondances de presse de l’époque.

Quarante mille belles-mères ont défilé dans les rues de New York pour l’occasion, autant de dames d’une douceur angélique, au visage bienveillant. Sur la paume de la main tendue de chaque belle-mère un homme était assis, le gendre de la belle-mère, éventé et abreuvé de petit-lait pendant la marche par l’épouse de ce gendre, c’est-à-dire la fille de la belle-mère. Après l’arrivée sur la grand-place les gendres descendaient de la main des belles-mères, se prosternaient devant elles, les remerciaient avec force larmes aux yeux et baisemains pour leur magnanime bonté, puis faisaient tomber leurs dons dans des urnes installées par le public pour aider les belles-mères tourmentées, rendues malheureuses par des gendres indignes. Là-dessus les quarante mille belles-mères montèrent sur ce nouveau pont, objet de la redoutable ancienne blague de belles-mères, lequel pont, soit ne s’écroule pas sous leurs pas, alors c’est bien, soit il s’écroule, et alors c’est encore mieux. Ensuite les organisateurs de la fête firent volontairement écrouler le pont, les belles-mères tombèrent dans l’eau, puis une commission constata solennellement que ce n’était absolument pas souhaitable, mais au contraire triste à pleurer et nullement risible. La remarquable expérience de cette fête se termina dans des sanglots généraux, et à compter de ce jour plus personne ne rit des blagues de belles-mères, exceptés les quelques gendres dont la belle-mère s’était trouvée là sur ce pont.

Six mois plus tard on organisa la journée des petits Toto.

Elle devait extirper l’humour autour du petit Toto à la mode en ce temps-là. Tous les garçonnets nommés Toto n’ayant pas encore accompli leurs huit ans furent rassemblés devant le public dans une arène à New York, construite à cette fin. Les petits Toto étaient joliment habillés, ils défilèrent gentiment en rang par deux. Le petit Toto en chef salua les parents, Monsieur l’instituteur et l’ordre établi dans un discours de grande envolée. Ensuite le maire se leva et invita les petits Toto à poser leurs éventuelles questions. Les petits Toto secouèrent la tête comme un seul homme et affirmèrent qu’ils n’avaient aucune question, ils déclarèrent en chœur ne pas s’intéresser à ce que font le soir papa et maman. Vint ensuite le clou de la fête : plusieurs petits Toto devaient raconter comment sera le monde dans lequel il n’y aura plus de blagues de petits Toto. Cette séquence permit de se rendre compte que les organisateurs de la journée des petits Toto avaient imaginé ce monde-là exactement de la même façon que les petits Toto. De cette façon les blagues de petits Toto ont perdu leur crédibilité, et plus personne n’en a plus jamais entendu parler.

Le tour passa à la journée d’Aristide.

À cette occasion les deux aristocrates, Aristide et Aladár, parcouraient les rues de la ville juchés sur des voitures fleuries. À la demande de quiconque ils arrêtaient la voiture et dialoguaient devant des micros. Le public pouvait choisir les thèmes des dialogues à sa guise, et un professeur d’université devait approuver ou désapprouver la justesse des réponses données. La journée permit d’apprendre que la tumeur sur la tête d’Aristide ne provenait pas de l’angle du lavabo qui lui serait tombé dessus pendant qu’il se toilettait, mais c’est lui-même qui s’était cogné la tête au coin du lavabo, ce qui ne prête pas du tout à rire. Ensuite on leur servait une cuvette d’eau ; aussi bien Aristide que Aladár tenaient leurs mains vers le bas pour les laver, par conséquent l’eau ne coulait pas sur leurs manchettes. Après une réhabilitation aussi parfaite, la presse humoristique a supprimé la rubrique de blagues d’aristocrates.

Suivit la journée écossaise.

Elle récolta un succès tout particulier. Les Écossais apparurent en tenue nationale au balcon fleuri de l’hôtel de ville, et à l’aide d’un arrosoir breveté destiné à semer de la monnaie ils arrosèrent le peuple de pièces, puis ils lancèrent par la fenêtre le facteur qui venait leur apporter des émoluments ; ce dernier passa aussitôt l’arme à gauche. Seul un petit incident troubla cette belle journée : l’arrosoir à monnaie d’un des Écossais disparut. On apprit par hasard qu’il l’avait en réalité vendu pour un penny à un autre Écossais qui préféra avaler son appareil à lui, pour servir d’arrosoir dans son petit jardin, mais plus tard il s’avéra que ce n’était pas un vrai Écossais. Le soir tombé on communiqua à l’un d’eux qu’il avait gagné le gros lot et on lui remit l’argent ; alors cet Écossais tira une allumette pour compter son gain, pourtant avait augmenté le prix de la boîte d’allumettes de trois pennys pour ce jour de fête afin de mettre les Écossais à l’épreuve. Son acte héroïque fit tomber la légende de l’avarice des Écossais, ce qui permit aussitôt de passer à la journée suivante.

La journée de deux Juifs dans le train.

On fit asseoir face à face une trentaine de Weisz et une trentaine de Schwarc dans le train sur des banquettes convenablement décorées, dans des trains filant sur place à toute vitesse. Le public assistait à la scène depuis des tribunes construites à cet effet. Weisz et Schwarc se présentèrent poliment et se mirent à dialoguer.

Weisz dit : Dites, où voyagez-vous ?

Schwarc répondit : À Kalocsa.

Weisz dit : Écoutez, si vous vouliez vraiment aller à Kalocsa, vous me diriez que vous allez à Várad, mais moi je sais que vous allez à Debrecen, donc vous mentiriez, en revanche vous savez que je sais que vous savez que moi je sais que vous, vous vous dirigez vers Kalocsa, donc vous avez dit vrai, je vous en remercie.

Alors un capitaine entra, il demanda poliment quand on fête Yom Kippour, puis tous partirent sur la pointe des pieds.

C’était la dernière blague juive, et après il ne resta plus qu’une journée, la journée de Hacsek et Sajó[1], pour laquelle toutes les places furent vendues. Hacsek et Sajó sont assis à une petite table de café aménagée sur le toit de la Citadelle. Hacsek vient de rapporter en son propre nom la susdite blague intitulée Deux Juifs dans le train.

SAJÓ (fâché) : Vous avez envie de blaguer par ces temps difficiles ? Adieu !

HACSEK : Vous reviendrez demain ?

SAJÓ : Il ne manquerait plus que ça, salaud, je ne reviendrai plus. (Il s’en va et ne reviendra jamais, Hacsek, lui, sera embauché comme garçon du café.)

On a réussi de cette façon à extirper toutes les blagues jusqu’à la dernière, et petit à petit les gens guérirent du rire.

Le public écouta cette conférence avec un immense intérêt. Le professeur projeta des images pour illustrer le déroulement de cette maladie depuis longtemps disparue – entre-temps se produisit un incident regrettable : un auditeur fut pris de hoquet et se mit à râler. Comme on le sut plus tard, il avait été contaminé par la maladie par le seul fait d’assister à la conférence. Il riait de ce qu’on pouvait rire de telles âneries. On lui donna immédiatement des soins : on lui administra un extrait de la collection d’anecdotes de Imre Nagy[2]. À la clôture du présent numéro il se porte déjà mieux.

 

Színházi Élet, 1934, n°33.

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[1] Deux personnages de blagues courantes de l’époque.

[2] Imre Nagy, humoriste, auteur en 1934 de "5000 blagues".